Quand la neige commence à fondre et que les arbres reverdissent, les premiers jours du printemps annoncent le début d’une nouvelle saison à la poursuite d’atmosphères sauvages dans les montagnes pyrénéennes, et un seizième été consacré à ma fascination pour les orages et la foudre. Après avoir profondément évolué au fil des ans, cette passion s’est liée à celle de la haute altitude, me menant en 2017 à débuter une nouvelle série et à mûrir une démarche artistique dans la continuité de « Terres Perdues« .
Tandis que les jours s’étirent, mon sac s’allège peu à peu du lourd matériel nécessaire aux ascensions hivernales, et je recommence à scruter les cartes des modèles de prévision. L’heure est à la préparation : repérage de nouveaux abris, visualisation d’idées photographiques, ébauches de projets… À mesure que le soleil réchauffe l’atmosphère, l’enthousiasme grandit : la période tant attendue arrive enfin.
Cette série de récits, au fil des ans, suit la progression de cette démarche et raconte le cheminement qui a mené aux images finales. Un chemin qui, comme la foudre, se ramifie en une multitude d’expériences toujours différentes, des instants uniques que je tente de retranscrire en visions et en mots avec la volonté d’une immersion profonde. Un voyage qui débute aux premiers jours de mai.
• Partie I | « Reprendre la route »
9 – 11 mai, Aragon, Espagne
Comme chaque année, le calme précédent le début de la saison constitue le moment idéal pour parcourir le nord de l’Espagne et aller repérer d’éventuels lieux propices, généralement découverts au cours des recherches hivernales sur les cartes, ou aperçus aux jumelles depuis une autre montagne. En fin de journée du lundi 9 mai, j’observe alors les premières averses convectives de l’été naissant, quelque part dans les forêts d’altitude de l’Aragon.
Je partage les jours qui suivent entre les reliefs, villages et châteaux du piémont hispanique, l’occasion de réaliser quelques images malgré le ciel bleu.
Le 11 mai, sur la route du retour, je profite de mon passage en vallée d’Ossau pour faire un crochet par un lieu désormais familier, dans les entrailles de la montagne. À cette saison, une véritable pluie jaillit en cascades du plafond de la grotte. Trois jours plus tard, c’est dans un environnement bien différent, loin des montagnes, que je vais finalement retrouver les déluges du printemps.
14 mai, Landes | « L’Éveil »
C’est sur la façade atlantique que les modèles anticipent enfin le retour de l’instabilité. Au terme de quelques heures de route, je rejoins le centre des Landes et gagne la plage alors que l’horizon est déjà noir et que le soleil disparaît derrière l’enclume de l’orage.
Je trouve en hâte un endroit intéressant où planter mon trépied, et observe la lente approche du front de rafale. Mon regard se perd quelques instants dans le miroir qui s’étend à mes pieds : dans les reflets et les textures mêlées du ciel et du sable, une constellation de débris de surface renforce l’illusion d’étranges nébuleuses aquatiques… Quand je relève les yeux, un immense arcus emplit l’horizon d’un bout à l’autre de la côte Atlantique.
Curieusement, les quelques surfeurs et baigneurs présents en cette fin de journée étouffante ne semblent pas s’en alarmer, alors même que la foudre commence à tomber sous la masse sombre qui s’avance. Quelques minutes plus tard, l’arcus engloutit la côte et amène comme prévu un vent violent, soulevant des nuées de sable fouettant tout ce qui dépasse de la plage – moi y compris. La débandade est alors instantanée, et je me retrouve seul en quelques minutes. Un quart d’heure plus tard, les premiers impacts de la saison s’impriment sur mon capteur.
Un peu avant 20 h, l’arrivée du déluge me contraint à quitter la plage. De nouvelles cellules devraient maintenant se former dans les terres, et je décide de rejoindre l’un des rares points de vue à la fois dégagé et potentiellement intéressant que les Landes ont à offrir. Une demi-heure plus tard, je m’arrête au bord d’une petite route perdue dans le désert vert des pinèdes. La pluie de la première salve s’évacue vers le nord alors que le soleil bascule sous l’horizon, laissant dans son sillage une atmosphère brumeuse et détrempée.
Une averse s’active alors au sud-ouest. À la croisée des chemins, je compose mon cadre autour d’une courbe en contre-jour, dans l’espoir que la foudre frappe au sein de cette nouvelle cellule. Quelques instants plus tard, un impact tranche le crépuscule. Il plane dans cet instant quelque chose de l’ordre de l’expectative, un « entre-deux » étrange, à la lisière de la nuit.
L’orage s’avance vers le nord devant moi, et une nouvelle déflagration tranche le crépuscule.
La cellule s’éloigne, et le silence reprends ses droits. Retrouver ces errances solitaires entre chien et loup rallume dans mon esprit un feu qui somnolait depuis de trop longs mois. En contraste avec leur image chaotique, ces éléments évoquent pour moi une forme de sérénité, un sentiment de paix que je ne retrouve autrement que dans la nature sauvage. Enfin, je peux reprendre la route.
15 mai, Gers – Lot-et-Garonne
Il ne faut pas attendre longtemps avant de repartir. Après avoir retrouvé mon lit vers 2 h du matin, je charge à nouveau la voiture dans l’après-midi pour prendre cette fois la direction du nord. Entre Gers et Lot-et-Garonne, une nouvelle dégradation doit se jouer. Après avoir trouvé plusieurs points de vue dégagés mais peu intéressants en termes photographiques, je fais face à un dilemme : rester ici et ne réaliser que des images « témoignages », ou éplucher Google Earth et reprendre la route à l’improviste en quête d’un lieu plus propice, au risque de prendre du retard sur les orages déjà bien formés qui approchent depuis l’horizon sud-ouest. Après quelques hésitations, je décide de tenter le tout pour le tout, et mes efforts s’avèrent payants : sur l’un des points de vue repérés, je découvre un vaste champ de bleuets, l’un de ces rares premiers plans que je convoite sur ces dégradations de plaine.
Déjà, la foudre tombe alors que j’installe mon matériel et compose mon cadre. Ne reste plus qu’à espérer que de nouveaux impacts viennent frapper la campagne. Les minutes passent, et seules quelques décharges internuageuses apparaissent timidement au travers des rideaux de pluie… Soudain, l’une d’elle se répand de gauche à droite, suivie d’un puissant coup de foudre et de multiples flashs au cours d’une séquence longue de plusieurs secondes ! La dualité de la scène est superbe.
L’orage approche, et me pousse à repartir vers le sud sur une nouvelle cellule. À la tombée du jour, un cumulonimbus lointain s’illuminera timidement, achevant cette deuxième virée en marge d’un champ, dans la symphonie des grillons.
17 mai, Haute-Garonne
Pour la troisième fois en quatre jours, le ciel s’anime. Cette fois, c’est une cellule imprévue qui vient me surprendre à domicile, foudroyant les collines à quelques reprises.
18 mai, Lozère
Le lendemain, je dois cette fois prendre la route de l’est pour une exposition au festival d’Hauteville, dans les montagnes de l’Ain. Comme souvent, je profite de cette traversée pour couper le trajet en deux et m’arrêter sur le plateau de l’Aubrac, où le printemps fait jaillir des étendues de narcisses à perte de vue.
De hauts rideaux de pluie dévalent du ciel et balaient la région les uns après les autres dans un grondement continu. Si l’activité électrique est puissante, elle restera invisible, au cœur des nuages – mais l’atmosphère de la scène se suffisait alors à elle-même.
Finalement, c’est au crépuscule qu’un orage lointain me gratifie de quelques impacts sur l’horizon.
1er – 6 juin | « Nuits Blanches »
Après une seconde moitié de mai particulièrement active, le mois de juin semble parti pour tenir cette cadence. Dès le soir du 1er, une importante dégradation s’annonce pour la nuit suivante.
À minuit, je me retrouve une fois de plus en bordure d’un champ de blé, quelque part dans le nord du Gers. Une cellule s’illumine alors sous les étoiles, première d’une longue série.
Une heure plus tard, un dédale de chemins de campagne me mène en lisière de forêt, sur un point de vue vers le nord, au pied du Lot-et-Garonne. À l’horizon, de nouvelles masses fantomatiques commencent à s’animer jusqu’à atteindre une activité incessante. Côte-à-côte, trois géants de vapeur brisent l’obscurité nocturne sans discontinuer, s’élevant au-delà de la centrale nucléaire de Golfech, qui semble alors bien insignifiante.
Le balai se poursuit, les cellules s’éloignent et je remonte un peu plus au nord pour me placer sur la trajectoire de nouveaux orages venus du Golfe de Gascogne. À 2 h 30, un monstre apparaît au delà des collines dans un ciel limpide.
Le calme revient enfin à 4 h 30, et je retrouve mon lit alors que le jour se lève. Après avoir dormi jusqu’en fin de matinée, je recharge mes batteries et prépare mon sac pour repartir le jour-même, cette fois à l’extrême ouest du Gers. À minuit, dans la nuit du 2 au 3 juin, je me retrouve finalement à la limite des Landes tandis que le ciel s’anime de nouveau.
Là encore, les cellules défilent jusqu’à 4 h du matin, et la dégradation s’achève par un important système multicellulaire sur l’océan Atlantique, à un peu plus de 100 kilomètres de là.
Le surlendemain, au crépuscule du 4 juin, c’est à nouveau à domicile que le tonnerre résonne sans discontinuer. De longues décharges internuageuses se suivent alors à un rythme impressionnant durant plus d’une heure, comme en atteste cette superposition réalisée sur trois minutes seulement.
Deux jours passent avant que je ne rejoigne cette fois l’est de la Haute-Garonne pour un premier « échec », avec une activité électrique restée absente. Mais alors que les averses s’évacuent, la lumière se réfracte soudain au travers de la pluie.
• Partie II | « Retour en Altitude »
8 & 9 juin, Ariège
Du côté français des Pyrénées, les montagnes ariégeoises abritent certains des secteurs les plus sauvages du versant nord. De vastes forêts s’étendent sur les flancs de vallées profondes, dominées par des cimes atteignant pour les plus hautes près de 3200 mètres d’altitude. Ce caractère encaissé force à gravir de forts dénivelés dès que l’on veut prendre un peu de hauteur : ce mercredi, un modeste sommet perché à un peu plus de 1800 mètres me fait partir pour un kilomètre de dénivelé positif dans une atmosphère chargée, typique de cette partie du massif.
Après avoir quitté les forêts, je poursuis mon ascension sous une pluie intermittente. Les brumes s’élèvent alors comme d’immenses panaches de fumée aux formes continuellement changeantes.
Dans l’après-midi, je parviens à la petite cabane qui va me servir d’abri pour la nuit. La source indiquée sur la carte étant tarie, je profite des averses qui s’intensifient pour recueillir l’eau de pluie coulant du toit. Alors que le vent se lève, j’improvise un filtre avec un sachet de thé et mets l’eau à bouillir pour y infuser quelques feuilles de menthe sauvage ramassées dans la vallée. L’après-midi s’écoule doucement, la charpente grince au gré des rafales, et ma bougie se change peu à peu en une petite stalagmite de cire alors que je fais défiler les chapitres de mon livre.
La pluie finit par cesser. Matériel sur l’épaule, je retrouve l’extérieur où les fractus se déchirent sur les montagnes détrempées.
Au matin, je regagne la vallée sous un soleil nouveau. Comme souvent, je ne croiserai pas âme qui vive jusqu’à mon retour en plaine, quelques 1000 mètres plus bas.
Le soir du 12 juin, de timides orages font leur retour à domicile. À l’aube suivante, de nouvelles cellules défilent d’ouest en est sur les collines ; mais aucune de ces ambiances ne sera propice à la réalisation d’images intéressantes. Le lendemain, en revanche, les modèles semblent annoncer une dégradation d’ampleur sur les Pyrénées centrales : la première de la saison.
14 & 15 juin, Pyrénées Centrales | « Les flammes de l’ombre »
Comme chaque année depuis six ans, juin annonce le retour de ma quête de foudre en haute altitude. Malgré un hiver légèrement plus froid que les précédents, un printemps excessivement chaud et plusieurs remontées de sable saharien ont une fois de plus accéléré la fonte prématurément. Déjà, la montagne se dévoile, ne conservant d’importants névés que dans les faces nord suffisamment hautes.
C’est justement le cas de l’itinéraire que je dois emprunter ce jour-là pour basculer sur le versant espagnol et tenter d’aller chercher ma première dégradation montagnarde de la saison. 1200 mètres de dénivelé m’attendent avec un sac alourdi par les crampons et le piolet qui ne serviront que pour la toute fin de l’ascension. En ce début de canicule, la montée sous un soleil de plomb est laborieuse, et je ne croise qu’une poignée de personnes regagnant la vallée.
En début d’après-midi, je quitte le versant français pour passer au sud de la crête frontière et redescendre jusqu’au lieu prévu pour la dégradation du soir, aux alentours de 2400 mètres d’altitude. Je passe la journée à quadriller le secteur afin de repérer les abris et choisir le meilleur emplacement possible, tandis que les nuages préorageux emplissent le ciel.
À mesure que les heures s’égrainent, le jour décline et l’incertitude s’accroit. Si les modèles ont vu juste, une puissante dégradation devrait apparaître à l’ouest peu avant le coucher du soleil. Comme toujours en altitude, perché sur un plateau encerclé de cimes comptant parmi elles les plus hautes du massif, je suis coupé du monde extérieur, sans réseau pour anticiper les événements grâce aux radars. C’est aussi cet isolement que je recherche là-haut, cet état de conscience épuré dans lequel les sens s’exacerbent, à l’affût des signes qui s’amoncellent au-dessus de moi au fil du soir.
Dans l’expectative, je gagne mon point de vue vers l’ouest, exposé au vide qui plonge vers la vallée d’où le vent remonte de plus en plus violemment, comme pour me prévenir de l’imminence d’un danger. Lentement, presque imperceptiblement, les ombres s’amassent à l’horizon. Les premiers grondements, encore lointains, résonnent lourdement à travers l’atmosphère, se diffusant vers l’est par vagues successives, comme un dernier avertissement. Dans la noirceur qui tombe sur les crêtes, de premières lueurs incandescentes apparaissent. Enfin, la foudre frappe, et la menace devient soudain visible. Une fenêtre semble s’ouvrir l’espace de quelques fractions de seconde sur un royaume inaccessible où demeurent des forces insaisissables.
Une vision qu’il me faut déjà fuir : étant à quelques minutes de marche de mon abri, je suis contraint de partir en conservant un minimum d’avance. Le front avance vers moi, et je regagne mon bivouac à l’arrivée de la pluie. Si je suis ici, c’est une fois de plus pour réaliser une image que j’ai en tête depuis 2017 : un orage sur le massif de la Maladeta, où trône l’Aneto, plus haut sommet des Pyrénées avec ses 3404 mètres.
La cellule la plus au sud s’en approche et finit par envelopper les Monts Maudits alors que la nuit tombe. Sous le déluge, le glacier et la neige des hautes cimes reflètent les lueurs frénétiques qui s’acharnent dans un chaos vaporeux à peine quelques centaines de mètres plus haut. En se heurtant au massif, les vents se déchaînent et les rideaux de pluie tourbillonnent en prenant des formes de plus en plus tourmentées… Soudain, une immense décharge internuageuse se déploie au-dessus des crêtes, encerclant le plus haut sommet des Pyrénées, comme pour lui offrir une couronne à sa mesure. En arrière-plan de l’Aneto, un impact semble frapper le bien nommé pic des Tempêtes, noyé dans la houle céleste.
Le tonnerre fracasse l’atmosphère. Enfin, l’orage s’évacue vers l’est, et d’ultimes décharges illuminent la nuit.
Peu après 22 h, le calme revient. Quand l’obscurité se fait totale, des vents violents balaient le massif à la faveur de puissants échanges thermiques générés par le front qui vient de secouer les Pyrénées. En fin de nuit, le vent retombe, puis aux premières lueurs du jour, le tonnerre se fait entendre à nouveau. À mesure qu’il s’élève de l’autre côté des crêtes orientales, le soleil embrase les rideaux de pluie avec une intensité croissante. À la lisière de l’orage, des vautours planent silencieusement en haute altitude… Aux environs de 6 h 30, alors que les couleurs atteignent leur paroxysme, de longues décharges internuageuses se déploient au-dessus des sommets, et leurs échos se répercutent jusqu’à l’horizon. Dans cette atmosphère primitive, j’ai le sentiment de partager avec les rapaces et les animaux d’altitude l’un de ces rares instants dont, normalement, eux seuls sont les témoins. Une réminiscence d’autres temps, lointains et sauvages.
16 juin, Haute-Garonne
À peine rentré, je n’ai pas eu le temps de récupérer de cette ascension qu’il me faut déjà reprendre de l’altitude. Cette fois, je rejoins des crêtes plus modestes dans les montagnes de la Haute-Garonne, pour une poussée d’orographie diurne qui devrait faire naître quelques cellules éphémères sur le versant français.
À 20 h, l’une d’entre elles semble déjà vouloir manifester un peu d’activité sur les reliefs. La foudre reste absente durant une quarantaine de minutes, mais alors que l’orage gagne lentement la plaine, un puissant impact positif déclenche mon appareil. Malheureusement, sa puissance est telle qu’il apparaît partiellement surexposé, rendant l’image inutilisable. Comme souvent, ce type de coup de foudre signe la fin de vie de la cellule, qui part s’étioler dans la plaine garonnaise.
Mais son sillage offre un spectacle que le soleil couchant va bientôt révéler. Le ciel saturé d’humidité se teinte peu à peu d’une vive lueur incandescente, et je gagne la limite des forêts pour composer une image de ce moment furtif.
Si j’avais initialement prévu de bivouaquer sur les crêtes, une nuit de repos dans un vrai lit est tentante, et je décide finalement de redescendre à la frontale jusqu’à la voiture. Dans l’obscurité, j’expérimente alors une technique plus directe en empruntant la piste noire de la petite station de ski où je suis garé. Dans les hautes herbes, la progression oscille entre marche et désescalade alors que des nuées d’insectes s’agglutinent dans le faisceau de ma lampe. Le petit parking apparaît finalement, tâche orange dans la noirceur nocturne. Quelques instants plus tard, je redescends les lacets de la route et regagne la vallée.
19 – 22 juin, Pyrénées Centrales | « Tentatives »
Le rythme du mois de juin semble désormais réglé : trois jours plus tard, je reprends la direction des cimes. Le soir du dimanche 19, de premières averses instables me gratifient de quelques ambiances dans les Pyrénées-Atlantiques.
Au matin du 20, je récupère mon ami Guillaume à la gare de Lourdes et nous filons jusqu’en vallée d’Ossau pour un nouveau bivouac en moyenne altitude. Les modèles de prévision sont hésitants, et même si le tonnerre se fait entendre, la convection semble se concentrer plus à l’ouest, de l’autre côté de hautes crêtes qui nous masquent la vue. Un crépuscule vaporeux enveloppe les vallées alentours tandis que des congestus s’amoncellent derrière l’horizon.
À 23 h, de petits orages naissent à l’ouest. Depuis mon promontoire, je ne peux observer que la partie supérieure du cumulonimbus qui s’illumine alors sous les étoiles, de l’autre côté des montagnes.
À l’aurore, des fumerolles de brouillard s’échappent des forêts sous les premiers rayons. Une longue journée nous attend alors.
Le programme est de redescendre à la voiture pour repartir plus à l’est, et de remonter à plus de 2800 mètres pour une seconde tentative, à cheval entre Hautes-Pyrénées et Aragon.
En cette fin juin, au terme d’une canicule stupéfiante, le manteau neigeux est déjà largement morcellé dans les faces nord, et nous ne chaussons les crampons que pour la dernière portion du trajet. Un peu avant 17 h, nous atteignons une grotte familière, où j’ai déjà passé de nombreuses nuits électriques au cours des saisons précédentes.
Malgré la chaleur, à cette période, près de la barre des 3000 mètres, l’été s’amorce tout juste. Au fil des ans, j’ai appris à mes dépens que le brouillard s’invitait facilement au cours des dégradations montagnardes, mais tout particulièrement en juin : remontées de mers de nuages, abaissement du plafond nuageux, condensation autour des crêtes sous l’effet de variations de pression, évaporation successive à des averses… Les possibilités sont nombreuses, et ce soir là le plafond s’abaisse effectivement en-dessous de nous, et nous terminons à l’intérieur même de la base des orages qui vont balayer le massif durant la nuit, entre 3 h et 5 h du matin.
Quand le jour revient et que nous quittons la montagne, les torrents sont devenus infranchissables, et il nous faut désescalader pour trouver un passage praticable en contrebas, en y jetant quelques blocs suffisamment lourds pour ne pas être entraînés par le courant. Nous y resterons finalement une bonne heure, le temps d’aider à traverser plusieurs groupes de marcheurs peu habitués à de telles conditions. Rappel, une fois encore, que les dangers liés aux orages perdurent ici bien après qu’aient résonné les derniers coups de tonnerre.
23 juin, Haute-Garonne
Une fois de retour, il ne faut encore laisser passer qu’une seule nuit pour que le ciel se charge à nouveau. Quelques kilomètres au nord de chez moi, un orage violent cause de lourds dégâts, et m’entraîne sur les routes avant de finir par me distancer en fin de journée.
29 & 30 juin, Aragon, Espagne | « Nuit Sauvage »
Dans l’arrière-pays espagnol s’ouvrent de vastes canyons insoupçonnés au pied des montagnes. Ces lieux sauvages abritent des grottes autrefois fréquentées par de lointains ancêtres qui y ont laissé leurs traces, avec une grande variété de peintures rupestres représentant des figures humaines et animales, et des symboles aux significations à jamais perdues. Dans ces territoires protégés règne une atmosphère primitive, renforcée par la présence de nombreux grands rapaces : vautours fauves et percnoptères, gypaètes barbus, aigles royaux et autres espèces peuplent ce vaste dédale de falaises encerclées par le maquis. Une vision préhistorique qui me pousse à arpenter ces massifs de plus en plus fréquemment, et à y rechercher les cieux qui sauront révéler cette aura difficile à saisir.
Aux derniers jours de juin, l’une de ces occasions se présente, et je traverse à nouveau les Pyrénées pour rejoindre ce massif. Au fil d’une soirée caniculaire, l’ouest s’obscurcit peu à peu et les premiers orages éclatent. Alors que le soleil bascule sous l’horizon, les rideaux de pluie tournent au rouge sang.
Un peu plus au sud, dans la plaine, une supercellule s’avance vers l’est. Je choisis de la laisser filer pour me concentrer sur ce que je suis venu chercher ici, et la scène tant attendue se matérialise enfin. Une puissante structure rotative s’avance vers le canyon dans une frénésie d’éclairs intranuageux, apportant la nuit avec elle. Les dernières lueurs tentent vainement de résister à son approche, et disparaissent avec l’arrivée de la pluie.
Les cellules poursuivent leur course vers l’est, et vers l’obscurité. Dans leur sillage, le ciel s’ouvre à nouveau, révélant la voie lactée au-dessus de la cime des orages. Je m’installe entre les bosquets de genévriers et de romarin, et m’imprègne religieusement de cette nouvelle nuit sauvage et silencieuse.
• Partie III | « Le désert de juillet »
Aux antipodes du mois de juin, juillet annonce alors une période de ciels bleus et de sécheresse au cœur d’un été marqué par de nombreuses canicules.
19 juillet, Gers
L’une des rares dégradations de cette période, dans les plaines pré-pyrénéennes, traverse timidement le centre du Gers le soir du 19 juillet. Si la soirée semble bien s’amorcer, la faible énergie disponible peine à générer une véritable activité électrique au sein des cellules qui évoluent au crépuscule.
28 – 30 juillet, Espagne
Une fois encore, c’est dans le nord de l’Espagne que le mois s’achève. À l’instar de cette tentative gersoises dix jours plus tôt, les orages resteront modestes, peu esthétiques ou totalement voilés par le brouillard.
31 juillet & 1er août, Haute-Garonne
Alors que la floraison des tournesols inonde de couleur les collines qui encerclent notre maison, la transition de juillet à août augure un retour de conditions plus propices sur les reliefs. Dans la lumière dorée de deux soirées successives, de petites cellules orographiques éphémères s’amassent sur les cimes de l’Ariège, de l’Andorre et de la Catalogne, et annoncent enfin le retour imminent de l’instabilité.
• Partie IV | « L’Embrasement »
3 – 9 août, Espagne & Pyrénées Centrales | « Immersion »
Après un mois de juillet presque entièrement dénué d’orages, les modèles annoncent une première période d’août en total contrepied, avec une instabilité quotidienne et persistante sur les Pyrénées et le nord de l’Espagne. Dans l’après-midi du mercredi 3 août, je charge donc mon matériel pour une semaine de road trip et d’ascensions entre Aragon et Catalogne. Une heure plus tard, je traverse la frontière et rencontre les premières cellules sur les reliefs.
Dans la soirée, j’atteins la barre des 1700 mètres d’altitude sur un massif situé plus au sud. Ce nouveau périple espagnol devrait commencer dans le vif du sujet, car une importante dégradation est déjà prévue pour le soir même, et pourrait donner le ton des jours à venir.
Alors qu’un premier système foudroyant s’évacue à l’est, des rideaux de pluie rougis par le soleil se déploient au-dessus de l’horizon ouest sous une convection marquée. Les couleurs s’estompent alors qu’une large structure se dessine à la nuit tombante, et la foudre s’abat à nouveau sur le massif qui me fait face, illuminant le calcaire blanc des hautes falaises au bord desquelles j’ai pris place.
L’atmosphère est puissante, ponctuée par les roulements fracassants du tonnerre sous le ciel noir du crépuscule. Les impacts se succèdent, la pluie approche jusqu’à noyer la montagne, et les dernières convulsions de cette première soirée électrique s’éteignent avec la nuit.
Quand le ciel s’est apaisé, je reprends la direction de l’ouest. Cette soirée marque alors la première occurrence d’une série de sept jours d’orages consécutifs, une semaine au cours de laquelle l’instabilité va rester particulièrement délicate à anticiper avec précision, mais qui va m’offrir certaines des plus belles visions de cette saison 2022.
• 4 août
Comme souvent, au petit matin, le tumulte nocturne qui a précédé semble n’avoir été qu’un rêve. Le soleil réchauffe vite le piémont, la cafetière siffle sur le gaz, et je m’installe à l’ombre des pins pour éplucher les cartes des modèles. La prévision pour le soir suivant s’annonce plutôt complexe, et je décide de remonter plus près des montagnes pour passer la journée en bord de rivière, et aviser selon l’évolution des choses.
En fin d’après-midi, la situation semble mal partie pour donner quelque chose sur cette partie de l’Aragon. Décision est prise de mettre le cap sur la frontière jusqu’à un col situé plus à l’ouest. Cette fois, l’instabilité est bien au rendez-vous, mais la foudre reste absente. Alors que la nuit tombe, je tente le tout pour le tout en basculant du côté français, mais là encore les orages ne donnent que quelques ambiances en ombres chinoises. En lisière des montagnes, les dernières décharges se répandent au-dessus des vallées, et s’éteignent dans la plaine.
• 5 août
Après ce long et peu fructueux détour, il me faut reprendre la route des Pyrénées centrales, et traverser à nouveau la frontière vers le sud. Les modèles prévoient l’éclosion de cellules sporadiques sur le versant aragonais, et je sais que c’est au sein de ces orages isolés que naissent souvent les conditions les plus intéressantes.
En début de soirée, je décide de rejoindre un point de vue plus au sud, espérant que les planètes s’alignent pour le retour de conditions que j’y avais connues au début de la saison précédente. En mai 2021, j’assistais alors à un embrasement exceptionnel au sein d’une cellule faiblement orageuse, déployant de superbes rideaux de pluie. Une heure durant, j’espérais que la foudre frappe les montagnes dans ces conditions exceptionnelles, en vain. Je garderais longtemps une intense frustration de cette soirée, malgré les superbes atmosphères captées.
Un an plus tard, je viens donc me percher sur ce même promontoire pour la troisième soirée électrique du road trip. Très vite, la lumière se fractionne en clair-obscur à travers la noirceur croissante des orages naissants. À 19 h 50, les premiers impacts s’abattent au loin sur les hautes crêtes frontières.
Une vingtaine de minutes plus tard, la pluie dévale depuis un ciel chaotique, plus près de ma position, alors qu’une percée s’ouvre en parallèle à l’horizon ouest, au-delà des sommets du piémont. À mesure qu’il décline, le soleil enflamme les précipitations qui s’intensifient face à moi. Les conditions du printemps 2021 se produisent à nouveau, et la foudre reste désespérément rare… Mais alors que les couleurs s’affolent, des impacts ramifiés se mettent à pleuvoir : l’image tant espérée se concrétise enfin !
Les coups de foudre se succèdent à une cadence impressionnante, tombant aléatoirement en air sec ou au cœur de l’orage, frappant cimes et vallées durant plus d’une heure.
Au crépuscule, les dernières lueurs animent le ciel et la pluie s’étale jusqu’à moi.
Au même moment, dans mon dos, une dernière cellule lointaine apparaît sous les étoiles. Je file alors vers le sud pour la photographier dans les paysages sauvages du piémont. À 22 h 30, les derniers flashs scintillent dans le nuage, mettant un point final à une soirée qui aura tenu ses promesses.
• 6 août
Une chaleur étouffante succède une fois de plus à la pluie, et je pars retrouver le refuge d’une rivière. Au terme d’une journée caniculaire, je reprends la route pour rallier le point de vue de la veille, où Karine Desbordes et Maxime Villaeys doivent me rejoindre à l’improviste. Après quelques ralentissements propres à ces régions rurales du pays, j’atteins le secteur sous un soleil toujours écrasant.
Au crépuscule, plusieurs impacts frappent les montagnes au sein d’une cellule qui, sans atteindre la frénésie de la veille, engendrera une nouvelle atmosphère électrique entre chien et loup.
• 7 août
Le jour suivant, contrairement à l’importante dégradation qu’annonçaient les modèles, nous observons une activité ténue à la lisière des montagnes, déployant de vastes plafonds de mammatus et quelques furtives décharges en fin d’après-midi.
Plusieurs cellules convergent alors en un amas de pluie s’étalant vers le sud : les températures chutent et le soleil disparaît derrière le couvert nuageux, inhibant la convection qui aurait dû faire naître un système plus organisé sur l’Aragon. Sous la bruine, nous tirons un tarp entre nos deux voitures et installons un camp pour la soirée. La pluie s’étiole en même temps que le jour tombe, et nous partons nous coucher.
• 8 août
En fin de nuit, Karine et Maxime repartent vers la France. Une heure plus tard, les premières lueurs me tirent du lit, et je reprends mon rituel matinal : café, livre, guitare, consultation des modèles, observation des oiseaux, photos… Depuis quelques jours, je gravite autour d’un massif karstique que je connais bien, et dont la vaste étendue offre un terrain d’exploration illimité. En début d’après-midi, je traverse les forêts pour rejoindre la bordure d’un large canyon, et y repérer plusieurs lieux en vue d’un reportage photo que je mûris depuis peu. Une fois n’est pas coutume, le thermomètre passe rapidement la barre des 35°c sous un ciel encore vide de tout nuage.
Mais à la faveur des forçages orographiques, les reliefs donnent naissance à de petites cellules en cours de journée. Malheureusement, la foudre ne se fera voir qu’à une poignée de reprises, et restera trop furtive pour être captée.
Vers 19 h, alors que je glane quelques amandes et mûres en bord de route, quelque chose attire mon attention sur la cime d’un arbre : des guêpiers d’Europe, oiseaux rares que je n’ai eu la chance d’apercevoir qu’en une poignée d’occasions, toujours dans cette région.
Vers 1 h du matin, après avoir hésité à dormir sur place, j’atteins finalement un secteur plus au nord pour y passer la nuit. Le lendemain, j’ai prévu de tenter ma chance en haute montagne, à la faveur d’une dégradation devant y éclore en fin de journée.
• 9 août
Étant censé retrouver deux amis dans la matinée, je ne me presse pas, et profite de mon temps libre pour prendre une « douche » bienvenue dans un torrent de montagne. Les orages étant prévus à partir de 16 ou 17 h, je me donne une limite horaire pour le départ à 11 h, mais étant sans nouvelles suite à un contretemps, je dois finalement attendre 13 h avant d’entamer l’ascension seul jusqu’à l’abri prévu.
Ce principe de me fixer une heure limite fait partie des multiples règles que je m’impose dans cette quête d’orages en haute altitude, qui serait particulièrement risquée sans une discipline rigoureuse – et sans les connaissances indispensables du milieu montagnard et de ses spécificités. Mais l’expérience acquise ne garantie pas l’absence d’erreurs, et je vais bientôt payer le prix pour avoir négligé cette règle essentielle. À 14 h, les premiers orages éclatent deux à trois heures en amont des prévisions, alors que je suis parti deux heures trop tard. Heureusement, ce type de cellules orographiques diurnes produisent essentiellement une activité intranuageuse, mais la grêle s’intensifie rapidement, et je trouve refuge provisoirement à l’abri d’un surplomb granitique. D’ordinaire, ces orages ont une durée de vie courte et progressent vite, mais le réservoir d’énergie disponible ce jour-là, combiné à un flux inhabituel, donne naissance à un agglomérat de cellules stationnaires. Je comprends vite que l’ascension doit s’arrêter là, et quitte alors mon abri pour regagner le creux de la vallée, où je m’abrite quelques temps.
Je le réalise alors, la situation qui se met en place n’a rien à voir avec ce que les modèles anticipaient, et je vais devoir saisir la première fenêtre possible pour rejoindre la voiture. À l’ouest, une autre cellule menace les massifs opposés. Soudain, un impact tranche le ciel et s’abat dans la vallée. Vers 15 h 45 la grêle laisse place à la pluie, et les noyaux d’activités se cantonnent à d’autres massifs plus lointains. Je profite de cette opportunité pour terminer ma redescente vers la vallée, où les sentiers se sont changés en torrents.
À 16 h 30, alors que je parviens enfin à ma voiture, je découvre la victime de l’impact tombé dans la vallée : un grand sapin blanc, fumant dans les bois situés à 200 m à peine de là où je suis garé.
Ce moment, j’en ai longtemps rêvé. Je jette mon sac dans le coffre, m’équipe de mon seul matériel photo, et fonce en direction de la forêt. Après avoir traversé une rivière, je parviens en lisière des bois… Des débris gisent au sol jusqu’à une bonne cinquantaine de mètres de l’arbre. Sa blessure est typique de celles que l’on peut voir – cicatrisées – sur certains arbres survivants : une profonde entaille sur presque toute la longueur du tronc, d’où s’échappe une épaisse fumée. À son pied, des braises tombent par paquets d’une cavité dans le bois pourri. En faisant le tour, je découvre des ouvertures d’où s’échappent des flammes et par lesquelles on aperçoit l’incandescence à l’intérieur du tronc. Peut-être d’anciennes loges creusées par un oiseau. Quoi qu’il en soit, rien n’aurait pu survivre à ça… La foudre s’est taillée un chemin à travers le bois gorgé de résine, vaporisant instantanément cette dernière, faisant partiellement exploser l’arbre sur son passage. Avec une température moyenne de 30.000°c, l’impact a pulvérisé l’intérieur du sapin, qui devait déjà se consumer depuis plus d’une heure lorsque j’y suis arrivé.
Trempé jusqu’à l’os malgré mes protections, je fais autant d’images que possible. Épuisé, je fais au mieux pour exploiter le temps qui m’est imparti, mais après 25 minutes sur place, une nouvelle cellule active s’approche peu à peu. Parallèlement, je remarque qu’un camion de pompiers est en train de manœuvrer pour emprunter une piste chaotique de l’autre côté de la rivière. Je vais devoir libérer les lieux. Je quitte la forêt à contrecœur, et réalise de nouvelles images de la scène depuis le parking.
Foudroyé aux alentours de 15 h 10, le sapin est abattu vers 17 h 50, pour prévenir tout risque d’incendie. Dans les secteurs plus inaccessibles ces arbres se consument longuement, parfois des jours durant, avant de s’éteindre. Certains n’y survivent pas, mais d’autres s’en remettent, et se remarquent facilement parmi leurs congénères, balafrés d’une longue cicatrice et de portions calcinées ou amputées. Quoi qu’il en soit, pouvoir assister à ça est une chance rarissime. Si le phénomène est fascinant à observer, la violence des dégâts incite une fois encore à l’humilité, et l’heure est alors à la remise en question.
Si le risque statistique d’être foudroyé ce jour là était infime de par la rareté des impacts, se retrouver en altitude sous de fortes précipitations expose à d’autres dangers propres au milieu : chutes de pierres, crues, glissements de terrain… Malgré quinze ans d’expérience sous les orages dont six saisons à traquer ceux de la haute montagne, plusieurs facteurs ont mené à mon erreur – le principal étant sans doute la fatigue accumulée par une semaine de courtes nuits. Les modèles se sont aussi lourdement trompés, mais la marge d’erreur initialement prévue était censée servir pour ce cas de figure. Quoi qu’il en soit, c’est une nouvelle leçon apprise.
Dans cet état de fatigue, le matériel trempé, j’abandonne l’idée de passer la nuit ici et reprends enfin la route de la maison, sept jours après l’avoir quittée.
13 août, Haute-Garonne
Quelques jours plus tard, c’est justement au-dessus de chez-moi qu’une cellule inattendue apparaît le soir venu.
Nuit du 16 au 17 août, Gers
Au cœur d’une nouvelle nuit d’août, un puissant système multicellulaire balaie le sud-ouest du pays, traversant le Gers en générant de violentes rafales et d’intenses précipitations.
20 et 21 août, Pyrénées Espagnoles
Août aura finalement bien pris le contrepied de juillet, ne me laissant que peu de répit durant les deux premières semaines du mois. À la faveur d’une accalmie, je pars en compagnie de Sébastien Fraud pour deux jours de césure en altitude, dans le même massif qui m’avait repoussé une dizaine de jours plus tôt. Avant de démarrer l’ascension, nous partons retrouver la carcasse de l’arbre foudroyé. Dans un rayon de cinquante mètres autour de l’impact, les débris projetés par la violence de l’éclatement jonchent le sol de la forêt. Le tronc couché à terre nous permet d’observer de près la grande plaie qui le parcourt. Dans le creux de la souche et sur de multiples parties, le bois est calciné.
Après avoir pris quelques images et morceaux à conserver, nous débutons la montée. Vers 18 h, nous faisons une dernière halte sous le soleil dans l’un des vastes lacs du massif, et à 19 h nous parvenons au col où nous devons bivouaquer, sous le regard attentif d’un gypaète barbu.
Au terme d’une soirée paisible, au-delà du chaos de granit qui s’étend autour de nous, le ciel nocturne dévoile se dévoile dans le plus pur silence. Il ne faudra pas attendre très longtemps avant qu’il se charge à nouveau…
• Partie V | « Second Souffle »
24 – 29 août, Espagne & France | « Pulsations »
Le mois d’août approche de son terme, et ne s’éteindra pas en silence. Le mercredi 24 marque la première soirée d’une série qui durera jusqu’aux portes de septembre. Dans l’arrière-pays aragonais, je fais face à une activité électrique d’une intensité rare. En marge d’un petit pueblo haut perché, j’assiste à un spectacle exceptionnel : la nuit ne connaît aucun répit alors que des milliers de décharges intranuageuses illuminent la région sans discontinuer, éclairant la masse mouvante des nuages jusqu’à ce que de violentes rafales m’apportent la pluie.
Quand l’orage s’évacue, des nuées de lumière se répandent au-dessus de la colline, défiant la brume qui va et vient autour de moi, avant que l’obscurité ne reprenne ses droits.
• 26 – 27 août, Catalogne
Le samedi suivant, un fort potentiel nous mène, Maxime Villaeys et moi, sur les côtes de la Catalogne – où la haute saison débute alors. Si notre placement est parfait, les cellules à bases élevées ne nous offriront rien de mémorable.
Au matin, nous retrouvons Christophe Asselin pour partager un brunch qui s’étire jusqu’en milieu d’après-midi, et reprenons la route en direction des Pyrénées. Vers 17 h, un petit orage orographique nous offre finalement quelques ambiances dans le piémont.
• 28 août, Haute-Garonne
De retour sur ma colline, j’ai de nouveau la chance de pouvoir observer une cellule isolée sur les sommets pyrénéens catalans.
• 29 août, Aveyron
Les jours s’enchaînent et l’instabilité se poursuit sans discontinuer jusque dans le centre de l’Aveyron, où les impacts foisonnent après le coucher du soleil.
Nuit du 2 au 3 septembre, Aragon, Espagne
Aux limites de la nuit, les altocumulus rougissent l’horizon alors que je rejoins une nouvelle fois un secteur familier du piémont sud.
Tandis que les étoiles apparaissent, de lointains orages multicellulaires s’étalent sur les côtes méditerranéennes, et les conditions d’observation de potentiels phénomènes lumineux transitoires semblent favorables avant que la convection ne referme le ciel. Je rejoins en hâte mon point de vue, installe le matériel et déclenche quelques images afin de peaufiner mon cadre : sur l’une d’elle, alors même que je n’ai pas encore entamé les rafales de courtes expositions, un essaim de red sprites apparaît ! La capture est distante et le ciel s’est déjà opacifié, mais on distingue nettement les ramifications rougeâtres qui, en réalité, s’étendent sur plusieurs dizaines de kilomètres aux portes de l’espace.
Rapidement, les orages naissent autour de moi et la fenêtre se referme. Plusieurs cellules se succèdent alors dans une nuit moite.
Quelques minutes avant minuit, une montagne de vapeur s’élève en silence dans l’obscurité. Comme invoqué par les montagnes, un éclat puissant traverse la nuit, reflété par des nappes de cirrus planant sous les étoiles. L’un de ces moments de rêverie éphémère où l’imagination s’exacerbe, où les éléments relient céleste et minéral dans un équilibre sauvage. De toutes les formes que peuvent prendre les orages, celle-ci est de loin l’une de mes préférées, quand la structure s’illumine dans une atmosphère parfaitement claire sous la voûte céleste. Il y a quelque chose qui s’approche presque du « vivant » dans ces phénomènes qui naissent, évoluent et interagissent avec leur environnement avant de s’étioler et disparaître ; et ces cellules isolées amplifient particulièrement cette illusion.
La dégradation s’intensifie et se prolonge plus près des montagnes. Aux alentours de 2 h 30, l’activité électrique devient encore une fois incessante. Alors que le silence est retombé sur les Pyrénées, un grondement continu s’amplifie et se répercute de vallées en falaises. Seul face au titan venu hanter la nuit, je me laisse happer par cette atmosphère avant d’être contraint de m’abriter à l’arrivée de la grêle. L’hystérie céleste se prolonge ainsi jusqu’à 4 h du matin, avant que la brume ne lui succède.
5 septembre, Haute-Garonne
De retour en France, l’instabilité se poursuit le surlendemain. Dans l’ouest de la Haute-Garonne, j’assiste à l’explosion d’une supercellule qui provoquera de nombreux dégâts dans le département. Alors que je suis hors des précipitations, à l’écart du noyau, je suis heurté de plein fouet par l’inflow – des vents violents aspirés par l’orage, signe d’une convection particulièrement intense.
Ayant décidé de m’en rapprocher, je reprends la route vers le nord-est. Sur une départementale bordée de platanes, les rafales projettent alors de nombreux débris arrachés aux arbres : soudain, une lourde branche heurte la vitre latérale gauche, juste derrière moi, la faisant exploser sur le coup. Le choc est brutal, et je suis contraint de m’arrêter un peu plus loin. Après un slalom entre plusieurs arbres effondrés en travers de la route, je parviens à me garer et à improviser une réparation à l’aide d’une bâche et d’un rouleau de duct-tape, avant de reprendre mon chemin vers l’orage.
Mais l’incident m’a coûté de précieuses minutes, et je comprends vite que la course-poursuite est vaine. Le trajet du retour sera nettement plus long que prévu : plusieurs axes principaux étant bloqués par les troncs et poteaux téléphoniques écroulés, des embouteillages se forment sur les routes secondaires de rase campagne. Au-delà des dégâts causés par le vent, les témoignages relateront le lendemain des chutes de grêle destructrices autour de la région toulousaine.
Nuit du 6 au 7 septembre, Haute-Garonne
Après un détour par la casse et un remontage de vitre laborieux, je retourne dans les collines alentours dans la nuit suivante. Peu après minuit, un orage monocellulaire plus modeste illumine l’horizon. En quête de compositions, je ne parviens qu’à saisir quelques images plutôt illustratives. La cellule me gratifie finalement d’un impact extranuageux avant de s’étioler vers le nord.
10 & 11 septembre, Aragon, Espagne
Le samedi 10 septembre marque le jour de mes 30 ans. N’ayant pas eu beaucoup de répit depuis le début du mois d’août, ce week-end s’annonce comme une respiration, et ma compagne et moi rejoignons une sierra aragonaise pour y passer deux jours. Le soir venu, une silhouette furtive s’approche discrètement pour tenter de repartir avec nos provisions : un jeune renard, que la vie dans une région sauvage a rendu plus téméraire que ceux qui doivent vivre cachés dans les campagnes françaises. Durant 45 minutes, il rôde autour de nous, s’approchant de plus en plus, jusqu’à venir renifler la lentille du 35 mm avec lequel je tente de le photographier. Je n’aurais pas pu imaginer plus beau cadeau pour cet anniversaire.
12 & 13 septembre, Aragon, Espagne
Cette pause dans une longue séquence orageuse sera de courte durée : à peine rentré, je dois déjà charger la voiture et repartir de l’autre côté des montagnes. Cette fois, comme souvent en septembre, ma route m’emmène à l’un de ces petits déserts dont l’arrière-pays ibérique a le secret.
À la tombée du jour, une puissante structure à caractère supercellulaire avance sur les terres arides, animée de nombreuses lueurs violacées.
À l’extrémité sud de la structure, les rafales soulèvent un nuage de poussière, annonciateur de vents puissants. Quelques instants plus tard, la prédiction se réalise, et je rejoins l’abri de ma voiture. Une demi-heure passe, la pluie et la grêle s’évacuent, et je retourne dans les badlands où les précipitations ont donné naissance à de véritables rivières.
15 – 25 septembre, France & Espagne | « D’Autres Horizons »
La saison touche à sa fin. En altitude, les températures sont désormais trop fraîches pour qu’émergent de nouveaux orages, et il faut donc se tourner vers d’autres territoires. À la mi-septembre, mon ami Florent Renaut me rejoint pour une semaine partagée entre Comminges, littoral catalan et montagnes ariégeoises.
16 & 17 septembre, Catalogne, Espagne
À l’approche de l’automne, alors que la saison s’achève autour des Pyrénées, une autre débute plus à l’est : sur les côtes méditerranéennes, des orages maritimes puissants émergent de la chaleur accumulée dans la mer, offrant des atmosphères d’un autre genre sur les rives de la Catalogne.
Autour de Barcelone, les cellules se succèdent alors jusqu’au milieu de la nuit. Ces échappées dans un environnement hautement urbanisé n’offrent pas une expérience semblable à celles que je recherche habituellement ; mais si l’on tourne le dos à la civilisation et le regard vers le large, les éléments savent nous rappeler qu’ils sont maîtres en tous lieux.
19 & 20 septembre, Ariège
Entre deux dégradations, septembre se ponctue de trop rares retrouvailles avec mes environnements privilégiés. Quand l’occasion se présente, certaines journées de l’été indien concentrent alors le plus d’explorations possibles. Tout juste rentrés d’Espagne, nous partons bivouaquer à l’écart des sentiers, et redescendons le lendemain pour quelques incursions souterraines avant de finir la journée à grimper avec quelques amis sur des falaises du piémont.
23 – 25 septembre, Catalogne, Espagne
Une fois de plus, c’est au bord de la Méditerranée que va avoir lieu une nouvelle dégradation dans la nuit du 23 au 24 septembre. Après minuit, des cellules fortement pluvieuses s’évacuent en mer, et la foudre tombe au large à de multiples reprises.
En compagnie de Maxime et Christophe, nous observons les cellules se succéder au loin jusqu’à 5 h 30 du matin. Quand la nuit touche bientôt à sa fin, une ligne orageuse se dégage des nuages qui la masquaient, dérivant lentement vers les îles Baléares. Au bord d’un petit estuaire né de l’évacuation des fortes précipitations ayant inondé la côte quelques heures plus tôt, les eaux tourbillonnent au gré des vagues, dessinant des cercles hypnotiques sous les étoiles.
Après un très court sommeil, nous descendons un peu plus au sud vers le delta de l’Ebre, où nous rejoignons Mathieu et Alexis, ayant eux aussi fait la route pour cette situation maritime. Après une journée de repos, le ciel s’anime enfin. Je m’éloigne jusqu’en haut de falaises d’où il m’est possible de composer un peu, et profite une dernière fois du spectacle qui se joue au large.
Ce soir là, le calme revient plus tôt, peu après minuit. Vers 2 h, Maxime et moi reprenons la direction du nord. Après avoir dormi quelques heures en bord de route, nous terminons le trajet du retour aux alentours de midi. À peine arrivé, je dois déjà repartir pour quelques heures d’escalade avec des amis. Quand la journée se termine, la fatigue accumulée depuis des semaines m’écroule à 20 h, jusqu’à 10 h le lendemain. La saison s’achève, et avec elle la pression retombe après de longs mois passés en alerte et sur le terrain.
23 octobre, Belgique
Alors que je croyais que ces deux nuits sur les côtes catalanes marqueraient un point final à ce nouveau cycle, c’est finalement dans un décor tout autre que j’assisterais au dernier orage de l’année. Après quatre jours d’expositions au Festival International de Namur, en Belgique, je reprends la direction du sud pour l’interminable route du retour vers les Pyrénées. Quelques centaines de kilomètres plus à l’ouest, des orages supercellulaires ont balayé le nord de la France en fin d’après-midi, générant une tornade destructrice sur le village de Bihucourt et ses environs. À la nuit tombée, ces cellules traversent alors la campagne wallonne, poursuivant leur route vers le nord-est dans une atmosphère digne d’avril.
• Épilogue
29 – 31 octobre, Pyrénées Espagnoles
En haute montagne, aux derniers jours d’octobre, l’hiver va bientôt succéder à un automne qui s’est anormalement étiré. Dans des Pyrénées désertées, Florent et moi errons durant trois jours dans un labyrinthe minéral. L’occasion de retrouver la sérénité de l’altitude, et de faire le bilan de cet été.
Comme chaque année, la saison orageuse a été particulièrement éprouvante tant pour le corps que l’esprit. Enchaîner les kilomètres de route et de dénivelé ; cumuler les nuits blanches ; ne pas avoir de rythme stable ; encaisser les échecs et regretter certaines décisions ; le tout en devant concilier cette période erratique avec sa vie personnelle… Tant d’éléments qui s’additionnent pour qu’à la fin de l’été l’épuisement soit total.
L’heure est alors à la réflexion : peut-être faut-il se recentrer sur mon approche initiale : immersive, solitaire et sauvage. Privilégier avant tout l’expérience vécue, et aller encore plus loin dans l’exploration de ma démarche artistique, et dans ma cohérence vis-à-vis de cette dernière.
À l’heure où je reprends l’écriture de cet épilogue – en février 2024 – la saison 2023 est depuis longtemps terminée. Deux voyages à la Réunion et au Maroc ont retardé la publication ce récit, avec les séries réalisées sur place et le travail qui s’en est suivi en vue de leur publication ; le tout cumulé à différents projets eux aussi très chronophages.
Certains de ces projets m’ont amené à décider que ce récit serait le dernier de son genre (les « Cimes Noires »), au moins avant quelques années – les saison 2023 et 2024 seront bien relatées quelque part, mais par un autre medium. L’occasion aussi de me libérer du temps pour deux futurs récits, justement dédiés aux jungles de la Réunion et à l’Atlas Marocain – mais surtout pour quelque chose de plus ambitieux dont je reparlerais bientôt, l’aboutissement de 12 années dans les montagnes pyrénéennes.