Nous sommes au cœur d’une vallée perdue d’Al Manadir, région orientale du Rub Al-Khali et des Émirats Arabes Unis, aux portes de l’Oman. Alors que nous arrivons à la moitié de notre dizaine de jours d’expédition dans le désert, la nuit s’achève et l’exploration reprend.
• 22 décembre | Jour 5
À 6 h, nous nous rapprochons du flanc sud de la vallée pour observer l’aube. Les tons pastels se succèdent, et la lumière réapparaît.
Nous repartons vers l’est, franchissons la première barrière de dunes, et au lieu de virer à droite pour rejoindre la suite de la vallée, nous continuons droit devant nous : une trace traverse une barrière plus imposante, et est censée être l’unique accès vers un secteur potentiellement intéressant. Mais les accumulations de sable et les pentes raides que je rencontre me dissuadent de continuer plus loin. Alors que nous faisons demi-tour, des cris émanent du vallon que nous dominons. Les bergers de la dernière ferme convoient leurs dromadaires à travers la plaine.
Nous redescendons, attendons que le troupeau soit passé, et longeons doucement ce dernier en prenant vers le sud.
Le long du trajet de retour vers la route, nous explorons quelques secteurs proches. Quelques temps plus tard, nous touchons de nouveau l’asphalte et remontons vers Al Qua’a pour faire de plus grandes réserves d’eau et acheter quelques suppléments de nourriture.
Il nous faut désormais repartir plein sud, longer l’Oman jusqu’à l’extrémité du pays et prendre à l’ouest le long de l’Arabie Saoudite pour atteindre la région que nous devions rejoindre la veille depuis Liwa. Une fois encore, un police checkpoint est censé se trouver sur notre route. Finalement, en approchant de la frontière sud, nous contournons ce qui semble être ses ruines. Les quelques cartes disponibles sont décidément bien obsolètes.
En approchant du sud du pays, nous entrons dans une longue zone de travaux, et empruntons une piste en parallèle de la future route qui serpente entre d’étranges marécages salins au fond des cuvettes arides. Une sorte de mannequin “épouvantail” grimé en ouvrier indique la direction à suivre, un fanion fixé au bout du bras. Au loin, une intrigante petite ville trône sur le sommet d’une “montagne” de dunes.
Après un long moment, nous quittons la zone de travaux et empruntons la route de sable qui se poursuit vers l’ouest. Rapidement, nous bifurquons en hors-piste sur la gauche et arrivons au secteur que nous voulions explorer. Il s’agit d’une sorte d’immense “cratère”, une gigantesque vallée circulaire entourée de montagnes de dunes rouges plus hautes que toutes celles que nous avons vues jusqu’à présent. Nous filons vers la limite sud de ce Colisée de sable, et mangeons à l’ombre du 4×4.
En début d’après-midi, je décide de grimper en direction d’un arbre isolé que j’ai repéré dans l’imposant massif le plus proche. La chaleur se fait lourdement ressentir, mais serpenter à vue entre les crêtes et les combes est toujours aussi agréable et irréel. En émergeant d’un creux, je fais soudain face à un de ces mirages dont les déserts ont le secret, mais celui-ci n’est pas atmosphérique : je crois apercevoir la silhouette d’une antilope, ou peut-être celle d’un oryx, allongé dans le sable face à moi. En m’approchant, je crois finalement avoir affaire à une carcasse, mais il n’en est rien : il ne s’agit en fait que du squelette d’un buisson.
En me retournant, j’aperçois la voiture qui n’est plus qu’un point perdu dans la vallée. Là encore, l’aspect du désert change radicalement selon que l’on tourne le dos au soleil ou que l’on y fait face.
Encore quelques minutes, et le sommet du petit arbre affleure finalement de derrière une crête. Au-dessus de moi, le sable est soufflé sur les pentes de la montagne mouvante dans un sifflement mystérieux. J’atteins enfin l’arbuste, et m’en approche pour examiner ses moindres détails. Comment une chose si frêle peut-elle survivre dans un environnement aussi hostile à la vie ? Mais malgré sa petite taille, je soupçonne que son âge soit bien plus grand que le mien.
Face à moi, à une poignée de kilomètres à peine, s’étire la frontière de l’Arabie Saoudite, que nous avons vue matérialisée un peu plus tôt par de hautes tours de garde alimentées par de grands panneaux solaires.
Je me hisse jusqu’à l’immense crête qui dévale jusque dans un second “cratère” à gauche du nôtre, et contemple le décor démesuré qui m’entoure : partout, des mastodontes de sable. Les pentes que je surmonte et qui donnent sur la nouvelle vallée doivent excéder les 200 mètres de haut. Alors que j’avance sur l’échine de ces géantes, le sable qui se déverse à ma gauche émet d’étranges gémissements étouffés. Je progresse jusqu’au sommet en suivant les ondulations de l’arête, et domine finalement l’intégralité des pentes qui ramènent au 4×4. Il ne me reste qu’à “skier” jusqu’en bas.
Je rejoins les autres, en pleine sieste à l’ombre de la voiture, assaillis par ces mouches dont nous ne savons pas d’où elles peuvent parfois sortir. La région n’étant pas propice pour l’éclipse, nous décidons de reprendre la route vers le nord et de retourner dans le secteur où nous étions la veille, d’où nous essaierons plus sérieusement d’emprunter le passage délicat que nous avons repéré le matin même – à travers les dunes en direction du nord-ouest.
En fin d’après-midi, nous retrouvons la grande plaine s’enfonçant vers l’est, et approchons de nouveau de la toute dernière ferme, devant laquelle nous étions passés après le lever du soleil. Au lieu de prendre à gauche vers la “vallée cachée”, nous virons à droite et amorçons donc une nouvelle tentative pour franchir ce passage vers une autre vallée. Nous grimpons une petite piste, ou plutôt une trace à demi recouverte, à travers les dunes. La conduite, jusque-là relativement “facile”, devient particulièrement stressante. De fortes pentes s’enchaînent de part et d’autre du chemin, m’interdisant de tomber sous peine d’ensablement inévitable, ce qui nous mettrait dans une situation assez compliquée et nous ferait perdre un temps précieux. Péniblement, nous progressons de quelques centaines de mètres. À un moment, la voiture se retrouve brièvement surélevée sur une petite butte, les quatre roues hors du sable, avant de basculer vers l’avant de nouveau. Impossible de continuer comme ça, le risque est trop élevé, la suite de la “piste” semblant totalement ensevelie. Je fais demi-tour tant bien que mal, et redescends le passage que nous venons d’emprunter, crispé sur le volant à chaque dérapage incontrôlé, ne pouvant pas avancer trop lentement non plus sous peine de perdre mon adhérence ; le tout alors que des chameaux s’avancent tranquillement vers nous quelques dizaines de mètres plus loin, à gauche de la trace. Finalement, nous rejoignons le plat et le passage menant à la grande vallée de la veille. Nous décidons d’y passer la nuit de nouveau, dans un secteur différent.
Une heure plus tard, le 4×4 est arrêté au pied d’un petit massif de dunes dominant la plaine, et nous grimpons chacun de notre côté pour le coucher du soleil. Je découvre un enchaînement de crêtes donnant sur de plus lointains “sommets”. Camille et moi nous installons dans le sable et contemplons le déclin du jour et la lumière dorée intense découpant de fins liserés sur le haut des dunes qui la captent. Le Rub Al-Khali, immense, se dévoile dans toute sa splendeur sauvage.
Comme les soirs précédents, un crépuscule dense assombrit le désert avant que les premières étoiles ne scintillent les unes après les autres dans un ciel infini.
Le camp installé et le repas avalé, je m’éloigne de nouveau sur les hauteurs où nous étions au couchant. Les reliefs sont toujours difficiles à lire, mais je commence à m’habituer à cette incertitude quant à l’inclinaison des pentes sur lesquelles je marche, parfois trahies par mon essoufflement. Alors que je tente de premières images après avoir perdu de vue le lointain bivouac, j’entends quelque chose détaler dans la nuit. Le bruit m’évoque un chevreuil, il doit donc s’agir de l’une de ces antilopes insaisissables.
Orion plane au-dessus de l’est. Je savoure le silence absolu et tourne sur moi-même pour contempler l’obscurité paisible, et amorce ma marche de retour. C’est alors que j’aborde les longues pentes douces qui ramènent lentement vers le bivouac dont je vois réapparaître la lumière.
Une minuscule lueur dans l’obscurité. Marcher dans le désert la nuit, c’est prendre la pleine mesure de l’immensité de son vide. Ne restent que la sensation du sable sous les pieds, le vertige astronomique de la voûte céleste, et cet infime oasis de lumière que constitue notre campement du soir. Dans cette petite tache de clarté d’où proviennent deux voix lointaines et diffuses, se trouve tout ce qui est nécessaire à la survie et dont je dépends entièrement : de quoi se nourrir, boire, dormir, communiquer, s’orienter…
Je peine à imaginer ce qu’ont pu ressentir les astronautes qui, pour la première fois, se sont détachés de leur station spatiale et s’en sont éloignés dans la nuit, livrés à eux-mêmes. Je repense à cette légendaire photo de Bruce McCandless détaché de la navette Challenger, seul et sans “cordon ombilical”, flottant dans la vacuité noire enveloppant notre planète, ce Pale Blue Dot que Carl Sagan décrivait si parfaitement.
23 décembre | Jour 6
6 h 30, le réveil sonne. Le rituel matinal reprend. Je m’extirpe de mon duvet, m’habille, enfile mon sac à dos et pars le trépied à l’épaule en direction des dunes. La fraîcheur matinale est agréable, et l’aube me réserve une surprise : des nuages. De longs rubans de cirrus roses se déploient à l’est. Je suis les pas d’un canidé inconnu et gravis les pentes qui mènent vers les crêtes.
Au-dessus de moi, un fin croissant de lune me rappelle ce pourquoi nous sommes là. Dans trois jours, les deux astres se lèveront ensemble.
Un peu plus haut, j’attends la venue du jour. Alors que les seules traces de vie sauvage que nous avons croisées jusque là étaient imprimées dans le sable des dunes, enfin quelque chose apparaît. Un nouveau mirage venu de l’est. De l’horizon, deux grands corvidés volent vers moi. Un premier me dépasse, puis le second, dans un silence parfait.
C’est alors que le jour vient.
Ce matin, Frédéric veut aller faire du repérage dans un secteur proche pour se faire une idée de la position du soleil à cette heure. Il est donc prévu qu’il parte avec le 4×4, et revienne un peu plus tard dans la matinée. Si l’idée n’est pas rassurante, dans le pire des cas le lieu qu’il vise est atteignable à pied en moins d’une journée, et la première ferme ne se situe qu’à une ou deux heures de marche du campement. À 7 h 30, je l’observe rejoindre la voiture depuis les hauteurs qui dominent la vallée.
Quelques instants plus tard, le 4×4 s’éloigne dans les dunes et ne restent que les tentes dans la plaine, à la lisière de l’ombre. De cette vision se dégage un certain sentiment de vulnérabilité, et notre isolement paraît plus évident encore.
Je rejoins le bivouac, et en profite pour me reposer un peu plus longtemps. Vers 8 h 50, alors que le soleil écrase de nouveau la plaine, d’étranges formes se profilent au loin dans l’air troublé par la chaleur. Les silhouettes déformées de dromadaires marchant à des kilomètres de nous.
À 9 h 15, le ronronnement rassurant du moteur du 4×4 se fait entendre de nouveau. Frédéric nous rejoint, et nous terminons de replier le camp. Cap désormais vers une vallée parallèle plus au nord. Une dernière fois, nous effectuons le long itinéraire ramenant à la route.
Un peu plus tard, nous quittons encore l’asphalte pour explorer la zone. Il s’agit cette fois d’une véritable petite “ville” de fermes, quadrillée par des pistes chaotiques où se croisent en milieu de matinée les petits camions citernes de ravitaillement en eau. Mais cette fois-ci, la fin de la plaine est barrée d’une haute clôture, défendant probablement une large zone autour d’une base militaire.
Nous retournons donc à Al Qua’a, et traversons la ville en direction de l’ouest. Une grande ligne droite nous en éloigne rapidement, parcourue par de nombreuses mobylettes, camionnettes et autres pick-up à l’arrière desquels se tiennent parfois une ou deux personnes. Nous quittons cette route alors qu’elle vire à gauche, poursuivant tout droit sur une énième piste en tôle ondulée, que nous quittons elle aussi pour prendre un chemin de sable qui mène à l’écart des fermes, dans un nouveau réseau de dunes de tailles moyennes.
Alors que nous avançons, Camille aperçoit quelque chose qui m’intéresse fortement sur notre droite : un grand arbre solitaire. Je m’arrête pour que nous allions à sa rencontre.
Quelque chose fait “tilt” dans mon esprit à la vue de cette apparition improbable. La graine d’une idée qui va rester en dormance jusqu’à ce qu’une décision prise un peu plus tard ne la fasse germer.
Nous avançons autour de l’arbre, dans une de ces zones abritées où pousse l’essentiel de la végétation, entre les petites dunes. Découverte encore plus invraisemblable : des champignons parsèment les lieux.
Après avoir exploré les alentours, nous repartons un kilomètre plus loin le long de la trace. Les dunes ne m’inspirent pas personnellement, mais Frédéric part les repérer de son côté. À son retour, nous le voyons se pencher vers un buisson. Il a finalement déniché celui que l’on recherche depuis quelques jours : le lézard du désert, dans son petit oasis d’ombre.
Frédéric est pour sa part assez inspiré par les lieux. Ce secteur s’annonce comme une piste éventuelle pour l’éclipse.
Alors que je repense à l’arbre, mon idée se cristallise. Voilà des mois que je me demandais comment mon approche du phénomène allait pouvoir avoir un intérêt, une originalité, quelle allait être ma démarche précise ? Avant même d’apprendre que nous partirions ici, je savais que ce type d’image s’inscrirait on ne peut mieux dans ma série “Les Étendues Arides”, qui explore les ambiances surréalistes des déserts en tentant d’évoquer d’autres mondes. Mais maintenant que j’y étais, il me fallait faire un choix et m’y arrêter. L’une des difficultés était que je voulais composer une image un tant soit peu différente de ce qu’on aurait tendance à imaginer spontanément : dunes à pertes de vue ou sujet humain placé devant l’éclipse avec une très longue focale – chose qui avait déjà été faite à de nombreuses reprises, surtout depuis l’éclipse totale d’août 2017 en Amérique du Nord. L’axe était donc d’imaginer quelque chose d’assez pictural, onirique et évocateur. Et en découvrant cet arbre, perdu seul au milieu des dunes, l’idée prenait finalement forme tant sa puissance évocatrice était forte : le motif classique de l’arbre solitaire prenait ici une dimension exacerbée et bien plus profonde, sans parler de l’intérêt purement esthétique et graphique de la composition, mêlant les courbes horizontales des enchaînements de dunes du premier plan et la verticalité de l’arbre, que j’imaginais placer au centre de l’image, aligné avec le soleil pour la totalité, trouvant ainsi l’aspect pictural recherché.
Frédéric ayant arrêté son choix sur les dunes dominant le vallon où se trouvait l’arbre, les deux matins suivant allaient donc être consacrés à “répéter la pièce” au lever du soleil : tester les compositions, choisir les focales en fonction du moment, appréhender les différentes difficultés techniques, anticiper le mouvement du soleil, et bien d’autres choses.
Après avoir pris ces décisions, il ne nous reste qu’à trouver un nouvel endroit où passer la soirée. Nous retournons donc à Al Qua’a et reprenons la route qui file plein ouest, d’où nous étions arrivés après notre détour depuis Liwa quelques jours plus tôt. Trois quarts d’heure plus tard, nous bifurquons au nord sur une large route de sable en direction d’Al Khaznah. En y progressant, nous découvrons une immense région de “steppes de dunes”.
Nous tentons une première vallée vers l’est, mais nous nous retrouvons rapidement face à un grand panneau rouge dont l’annonce est sans équivoque : “Danger, Military Area, Shotting Range, no trespassing, photography is prohibited”, le tout surmonté d’une subtile tête de mort au cas où nous n’aurions pas bien saisi le message. Demi-tour. Nous croisons tout de même un troupeau de dromadaires empruntant eux aussi la piste, nonchalamment.
Une fois sortis, nous essayons une seconde vallée, vers l’ouest cette fois-ci. Passé la clôture pour les animaux, il n’y a nul panneau ni barrière à l’horizon, et la minuscule trace sur laquelle nous roulons étant étrangement lisse, nous pouvons foncer librement. Une dizaine de kilomètres de ligne droite plus tard, nous atteignons les bancs de sable qui coupent le chemin et ferment la vallée. C’est ici que nous passerons la nuit.
Quand le soleil décline, le vent se lève soudainement. Je grimpe jusqu’à des crêtes, cherchant les courbes idéales, et plante finalement mon trépied face à l’ouest. Le sable fouette l’appareil, s’envolant en bourrasques au sommet des dunes, tourbillonnant parfois sur les pentes qu’il dévale. Le bruit du vent dans le désert est inimitable, hululement grave, doublé d’un étrange sifflement ; mystérieux son éveillant en votre esprit de fugaces visions orientales. L’ambiance est sauvage, martienne, tandis que la lumière dorée s’intensifie face à moi. Les dunes s’étendent à perte de vue dans toutes les directions, immensité vertigineuse. Les nuages, rares jusqu’à présent, emplissent désormais le ciel, donnant une dimension nouvelle au désert d’Arabie.
Comme toujours, la solitude est ici totale. Inlassablement, le soleil continue sa course jusqu’à l’horizon.
Nous retournons au 4×4. Au nord, les champs de dunes plus modestes se teintent des couleurs du soir.
Frédéric nous rejoint quand la nuit est tombée, et nous partons nous installer à l’abri du vent, dans le petit vallon qui s’enfonce sous le massif que je photographiais au couchant. Nous nous endormons un peu plus tôt, ce soir-là. À partir de maintenant, le réveil sera beaucoup plus nocturne.
• 24 décembre | Jour 7
5 h. Le réveil sonne, nous replions le campement alors qu’un fin croissant lunaire s’élève.
Je m’installe au volant de nouveau, les yeux encore cernés. Le thermomètre indique 10°c, au moins 5°c de moins que les nuits précédentes. Nous quittons l’abri du vallon et regagnons la grande ligne droite de la vallée, roulant à vive allure. Soudain, dans la noirceur qui précède l’aube, nous apercevons une lumière au loin. Des phares, peut-être, perdus à l’autre bout de la plaine en cette heure plus que matinale. Une vague tension s’empare de nous. Je continue de rouler droit devant moi, et le point reste longuement à la même place sur l’horizon, jusqu’à ce que l’on finisse par enfin s’en rapprocher. Nous le croisons finalement : un 4×4 est arrêté là, sur la gauche de la piste, non loin de l’entrée clôturée de la vallée. La tension retombe, nous passons la vieille porte en fer à côté de laquelle gît une cabane en ruine, et virons à droite sur la grande route de sable. Ces barrières ne doivent effectivement servir qu’à éviter que les dromadaires se disséminent sur la route, comme nous avons pu le voir la veille.
La grande piste, dans le noir, est difficile. Les bosses ne se voient qu’au dernier moment, et à plusieurs reprises les amortisseurs sont mis à rude épreuve, de même que Camille qui essaie de finir sa nuit sur les sièges arrières. Le coup de grâce est donné quand nous atteignons soudainement la route goudronnée, n’ayant pas vu arriver la haute “marche” qui la connecte à notre piste : le 4×4 fait une violente ruade d’avant en arrière, mais encaisse le choc. Rouler de nuit sur ce type de terrain n’est définitivement pas idéal.
Quarante-cinq minutes plus tard, nous prenons à droite et retrouvons Al Qua’a avant de reprendre l’itinéraire de la veille en direction de l’arbre solitaire. L’aurore illumine doucement les abords parsemés de fermes de la petite ville. Une heure après notre départ, nous arrivons à la destination qui sera aussi celle des deux prochaines matinées.
Réminiscence des nuages de la veille, de lointains cirrus dominent l’est. Frédéric et Camille partent faire leurs essais sur les crêtes, tandis que je m’installe face à l’arbre.
L’est s’illumine, et je teste les différentes combinaisons auxquelles j’avais pensé hier. Un chant paisible se fait entendre alors que le soleil se lève. Je finis par repérer celui qui l’émet : un oiseau est perché sur l’une des branches de mon “sujet”.
L’ambiance irréelle s’estompe doucement à mesure que la lumière gagne en dureté. Mes focales sont définies pour l’éclipse : 300 mm pour le lever, et 85 mm pour la phase de totalité ; et les problématiques rencontrées sont celles auxquelles je m’attendais. Ce sera assurément un challenge technique, mais rien d’insurmontable, et ma “répétition” me confirme que je saurai théoriquement comment l’appréhender.
Camille et Frédéric redescendent des hauteurs, et nous déjeunons en échangeant nos impressions avant que Frédéric ne remonte effectuer de nouveaux essais. Camille et moi marchons le long de la piste à la recherche de roses des sables – nombreuses, par ici – et de quelques morceaux de bois morts blanchis par le soleil et le sable. Un peu plus tard, un 4×4 passe sur la piste en roulant au ralenti. Peut-être méfiant, probablement juste curieux. Quoi qu’il en soit nous ne voulons pas déranger, aussi nous reprenons la direction d’Al Qua’a. De là, nous décidons de partir vers un secteur situé au nord du village. Notre itinéraire, toujours guidé par l’image satellite, nous amène dans un labyrinthe de fermes et d’habitats de fortune. Nous serpentons de piste en piste, croisant chameliers et villageois curieux, jusqu’à finalement déboucher à l’orée du désert. Frédéric continue de me guider entre les croissants de dunes, et nous nous installons au creux de l’une d’elles, au pied des hauteurs bordant la petite plaine au nord.
Nous mangeons et faisons une sieste à l’ombre, attendant que le soleil s’abaisse et que la température devienne plus clémente. Dans l’après-midi, des dromadaires curieux s’approchent, derrière le ruban de dune qui constitue notre “abri” du soir. La proximité relative avec quelques fermes fait qu’ils ne sont pas rares, ici.
De l’autre côté de la vallée, l’une de ces fermes évoque un décor de science-fiction.
Un peu avant 16 h, quand le soleil décline, je pars marcher dans les alentours, rejoint peu après par Camille. Autour des quelques touffes de végétation qui parsèment les dunes, nous observons de curieux motifs circulaires : le vent, soufflant les herbes dans toutes les directions, les a transformées en compas, les faisant inscrire des cercles quasi-parfaits à la surface du sable, telles d’étranges horloges.
Malgré les innombrables traces de lézards et les petites grottes que creusent ces derniers, nous ne parvenons pas à en apercevoir de nouveaux. Nous repérons également la première traînée laissée par un serpent, mais lui aussi reste invisible.
À 17 h, le couchant approche et je me dirige vers une haute crête dominant la plaine qui s’étend vers l’ouest. Assis sur l’arête sommitale, je consulte l’heure et m’aperçois de la date. C’est un réveillon de Noël un peu particulier. Si à quelques milliers de kilomètres de là l’opulence a envahi les foyers des Occidentaux, au Moyen-Orient ce soir est un soir comme les autres. Moi-même, déjà peu attaché à ce type de traditions, je me prends à totalement oublier que ce jour devrait avoir une signification particulière. Perché sur ma dune, contemplant une nouvelle étendue infinie de sable, mes pensées sont, elles aussi, à des milliers de kilomètres des préoccupations festives de la fin d’année. À bien y penser, je ferais bien de ce crépuscule désertique ma nouvelle tradition du 24 décembre.
De mon promontoire, je domine un océan de vagues figées dont la houle immobile se mue à l’horizon en de lointaines montagnes. Un nouveau cycle s’achève, et je ne me lasse toujours pas de ces visions.
Dans l’obscurité qui suit, la lumière zodiacale illumine une nouvelle fois l’ouest. Autres immensités, autres échelles : l’origine de ce phénomène se trouve dans la réflexion des poussières cosmiques le long du plan de l’écliptique. Cette “poussière”, résidu de comètes et autres astéroïdes, flotte dans l’espace interplanétaire qui nous entoure, réfléchissant la lumière du soleil. Sans elle, nos nuits sans Lune seraient noyées dans une obscurité quasi totale.
• 25 décembre | Jour 8
Quand nous replions les toiles des tentes, vers 5 h 30, elles sont recouvertes d’une rosée inattendue. L’air de l’aube est frais, depuis quelques jours.
Il nous faut désormais nous extirper du labyrinthe au fond duquel nous sommes allés nous installer. Sans le satellite, slalomer entre les dunes dans le noir serait impossible. Nous retrouvons la plaine, et entrons de nouveau dans la zone peuplée de bergers que nous avions traversée la veille. Au milieu de l’espèce de “rue principale” de sable, un corridor assez large n’est réservé qu’aux chameliers, et nous devons faire attention de ne pas nous y engager, car les troupeaux sont nombreux ce matin. De l’obscurité, nous voyons surgir de temps en temps ces grandes silhouettes pâles, surmontées pour certaines de leurs bergers. Nous avançons dans la nuit, remontant doucement la petite piste qui longe ce curieux itinéraire fréquenté.
Au bout d’un certain temps, nous finissons par retrouver la route qui mène au village d’Al Qua’a. À l’est, un phénomène insolite attire mon attention : un croissant de lune d’une finesse à peine perceptible, le plus étroit qu’il m’ait été donné de voir, et pour cause : il précède la nouvelle lune d’à peine quelques heures. Demain, c’est en occultant le soleil que l’astre invisible laissera deviner sa silhouette.
Quand nous arrivons près de l’arbre solitaire, la luminosité croissante du jour le rend presque imperceptible, et je peine à retrouver ce fil blanc qui flotte dans les couleurs de l’aurore.
Frédéric repart à ses essais. Ayant déjà cerné la veille ce qui m’attend pour l’éclipse, je pars avec Camille faire le tour des dunes qui dominent les lieux, avec l’idée de peut-être dénicher une composition supplémentaire en “bonus”. En arrivant sur les hauteurs, de lointains bruits sourds nous interpellent. Ce sont les explosions provenant d’étranges lueurs dans le ciel, que nous supposons être des tirs d’artillerie, dans une zone militaire lointaine.
Nous continuons notre tour des environs, cernés de courbes et de textures adoucies par la lumière nouvelle. Si les compositions potentielles pour la fin de l’éclipse ne m’apparaissent pas très intéressantes, la quiétude qui règne ici est encore très apaisante. Camille photographie les buissons et autres végétaux que nous croisons en vue de les identifier une fois de retour en France, et nous continuons tranquillement notre boucle entre les pentes colorées.
Un peu plus tard dans la matinée, alors que nous traînons à proximité du 4×4, un pick-up arrive sur la piste et son conducteur klaxonne en nous faisant signe. Nous le rejoignons, et tentons de communiquer – nous ne parlons pas arabe, et lui ne parle pas anglais. Malgré tout, nous arrivons à nous comprendre par les signes et quelques bribes de mots : le berger, vivant à la fin de la piste, pensait que nous étions en panne, et nous demande à plusieurs reprises si nous avons besoin d’eau, de nourriture ou de quoi que ce soit. Nous lui faisons comprendre que tout va bien et que nous faisons des photos, le remerciant pour sa prévenance, et il poursuit sa route vers le village.
Nous passons une partie de la matinée dans les environs. Le calme est parfois interrompu par l’écho lointain de tirs de mitraillette et autres explosions, l’entraînement des militaires se poursuivant manifestement encore.
Pour notre dernière journée dans le désert, nous reprenons la direction de l’ouest depuis Al Qua’a. En passant dans le village, nous croisons un minuscule marché de chameliers. L’ombre des camionnettes sert de salon de thé éphémère, et les discussions vont bon train. Une heure plus tard, nous sommes à nouveau sur la grande piste traçant vers le nord et Al Khaznah, d’où nous avions trouvé une vallée où dormir deux jours plus tôt. Cette fois, nous continuons à la remonter jusqu’à un autre bassin partant vers l’est.
À midi, nous apercevons un nouvel arbre et nous y arrêtons. Après le repas et une tasse de thé à la menthe, je me dirige vers la silhouette solitaire, comme aimanté par son ombre. Humains ou lézards, ces arbres constituent pour nous de précieux oasis, et quelque chose de primitif semble nous y attirer – comme l’attestent les nombreuses traces qui y convergent. Tous les animaux du désert semblent y trouver refuge.
Cette ombre est l’endroit rêvé pour une sieste. Camille me rejoint, et nous nous installons là pour un repos bienvenu. De temps en temps, un oiseau vient se percher à l’abri des feuilles en nous scrutant.
Deux heures plus tard nous retournons vers la voiture, et Frédéric nous signale avoir déniché sur le satellite une vallée proche au bout de laquelle semblent se trouver plusieurs de ces arbres. Nous retournons vers la grande piste, virons à droite, et de nouveau à droite dans une vallée parallèle, toujours plein est.
Lorsque nous nous arrêtons près du secteur visé, l’après-midi est déjà bien entamée. Comme nous sommes beaucoup trop loin de la route bitumée, nous décidons de passer la fin de journée ici et de partir avant le coucher du soleil à l’entrée de la vallée où nous étions deux jours auparavant, afin de m’éviter d’avoir à rouler de nuit, et pour avoir le moins de route possible à faire à l’aube.
Nous explorons les alentours, et Frédéric s’éloigne hors de notre vue. À 17 h, une grande caravane de dromadaires traverse la vallée en direction de l’ouest.
Le 4×4 de l’un des chameliers qui la suivait s’avance vers nous. Cette fois encore, l’homme au volant veut s’assurer que nous n’avons aucun problème, et insiste pour nous donner de l’eau malgré tout avant de repartir vers la caravane.
Puis, vers 17 h 30, le soleil se couche. Quand nous le reverrons, il sera partiellement occulté par la lune, et c’est un croissant solaire qui se lèvera sur le Moyen Orient.
Malheureusement, Frédéric n’est pas réapparu à l’heure prévue, et n’arrive qu’alors que le crépuscule s’installe. Il me faut donc rouler très vite jusqu’à la grande piste, et ne pas traîner sur cette dernière. Entre chien et loup, les reliefs sont illisibles, et malgré ma concentration je ne peux éviter toutes les bosses ou ralentir à temps. Par chance, nous arrivons à notre lieu de bivouac aux dernières lueurs du jour.
Ce sera le dernier, une ultime nuit dans le désert avant de retourner vers la civilisation et les mégapoles. Pour fêter ça plutôt que Noël, nous avons acheté de quoi faire un feu – ce qui est autorisé, dans le pays. Quelques petites bûches de bouleau auxquelles nous ajoutons les rares branches mortes qui jonchent le sol, juste ce qu’il faut pour créer les braises nécessaires à la cuisson de nos patates douces. Nous nous installons dans le creux formé par de petites dunes, et les premières étincelles ne tardent pas à s’élever vers les étoiles.
Après des jours à n’ingurgiter que nos lyophilisés et les quelques bricoles que nous avions achetées dans les échoppes d’Abu Dhabi et Al Qua’a, ce repas nous fait le plus grand bien.
Le feu finit par s’éteindre, nous laissant contempler les constellations d’hiver, la voie lactée, et ces poussières cosmiques qui marquent la bande zodiacale.
Une dernière fois, nous montons les tentes. Une dernière fois, nous nous endormons dans le silence du Rub Al-Khali.
• 26 décembre | Jour 9
5 h. Sans un mot, nous replions notre ultime bivouac, chargeons la voiture, et prenons la route. Nous sommes tout près de l’entrée de la vallée, et atteignons vite la piste, puis la route. Dans la longue ligne droite qui mène à Al Qua’a, la tension monte. Le grand jour, ce pour quoi nous sommes venus et que nous avions presque oublié après une semaine à parcourir le désert. L’erreur n’est pas permise.
À l’aurore, nous nous engageons sur les chemins cahoteux qui mènent à notre destination. Nous traversons les abords du village endormi, serpentons dans le sable, et la vue s’ouvre de nouveau sur l’arbre et ses alentours sauvages. Je gare le 4×4, enfile une veste, attrape mon matériel et souhaite bonne chance à Frédéric et Camille, qui partent dans les dunes. Je suis heureux d’être seul pour l’événement. Je vais pouvoir m’imprégner pleinement de l’atmosphère qui s’installe doucement.
Je déplie mon trépied et m’installe au niveau de la marque que j’avais tracée dans le sable. Il flotte toujours cette étrange tension dans l’air, calme avant une tempête qui n’en est pas une. Et pourtant, mes sens sont plus exacerbés encore qu’avant l’arrivée d’un orage violent.
À l’est, une lueur rose occupe l’horizon. Je prépare mon cadre, vérifie trois fois le matériel et les réglages, et m’assois sur la petite dune. Au loin, des chants de coqs résonnent dans les petites fermes à chameaux d’où s’élèvent parfois de fins panaches de fumée. La lueur s’intensifie lentement. Très lentement. Et puis soudain, à 7 h 06, la luminosité s’accroît, tire davantage vers l’orange, et deux petites pointes émergent de l’horizon : un croissant solaire apparaît peu à peu, s’affinant à mesure qu’il s’élève dans le ciel.
Nous y sommes.
La vision est improbable, stupéfiante. Je reste concentré sur mon image, techniquement compliquée à gérer pour diverses raisons, mais je prends tout de même le temps de savourer cette atmosphère irréelle. La lumière qui éclaire les dunes est de plus en plus étrange, les ombres deviennent floues, les couleurs inhabituelles… Et puis, à 7 h 37, vient le paroxysme : l’éclipse entre finalement en phase de totalité, ne laissant plus qu’un anneau de feu dans le ciel. Alors que les astres se mêlent, un vent froid et puissant se lève et le jour s’étiole.
Quelques instants de flottement, puis déjà la lune s’éloigne de l’autre côté du disque solaire. Le vent revient, avant de s’atténuer avec le retour d’une lumière plus puissante. Ça y est. Quelques dizaines de minutes plus tard, le soleil reprend peu à peu sa forme habituelle et la lune disparaît de nouveau. L’aboutissement de tout un voyage.
Camille et Frédéric redescendent des crêtes, aussi époustouflés que moi. Nous déjeunons en échangeant nos impressions et en regardant nos images.
Notre expédition touche à sa fin.
En fin de matinée, nous repartons plein nord, vers Al-Aïn, première grande ville sur notre trajet de retour vers Abu Dhabi. La silhouette du Jebel Hafeet, montagne aride dominant la ville, se dévoile alors que nous approchons.
Nos réserves étant elles aussi arrivées à leur terme, nous faisons halte dans un mall (centre commercial) en périphérie de la ville pour acheter de quoi manger. Ressortir du labyrinthe urbain qui encercle Al-Aïn s’avère compliqué – le GPS n’étant manifestement pas à jour, et les travaux n’arrangeant rien. L’appel à la prière résonne alors que nous cherchons notre chemin. Voilà des jours que nous ne l’avions pas entendu, lui aussi. Nous parvenons finalement à quitter la ville, et faisons une halte pour midi en marge de la route.
Quand nous repartons, nous empruntons la large autoroute qui ramène vers la côte du Golfe Persique. Si la limitation y est officiellement de 160 km/h, la marge de tolérance appliquée semble très large, à en juger par les supercars hors de prix qui me doublent à droite et à gauche. À cette allure, nous avalons les kilomètres sans traîner et atteignons Abu Dhabi dans l’après-midi.
Notre vol de retour ne partant qu’à 2 h du matin, nous profitons de ce temps libre pour traverser la ville jusqu’aux rivages. Une immense avenue nous y amène, cernée de gratte-ciels. Nous nous garons à quelques minutes de la mer et marchons jusqu’à la voie qui longe les berges. Dans la lumière dorée de la fin d’après-midi, nous évoluons dans une atmosphère bien différente de celle que nous avons connu depuis le début de notre expédition. Des oiseaux aux chants exotiques volent entre les palmiers, des chats se prélassent dans l’herbe, les gens discutent au soleil. Le désert est loin, désormais, comme le rappelle le léger ressac qui se heurte doucement contre la rive. Dans mon esprit s’enchevêtre un mélange indéfinissable de sentiments : relâchement, nostalgie précoce, perspective d’un retour à la maison… Je me laisse porter par l’instant, flottant sur mes jambes fatiguées.
De l’autre côté du bras de mer où voguent toutes sortes d’embarcations, les silhouettes d’étranges hôtels de luxe se dressent au-dessus de la marina.
Nous profitons de cette atmosphère orientale et de cette quiétude nouvelle, et retournons vers le 4×4. Dans l’après-midi, nous l’avons emmené dans une station de lavage. La quantité de boue sablonneuse et de poussière qui en était sortie dépassait l’imagination. Désormais, il trône parfaitement propre, étincelant comme si rien ne s’était passé. Nous nous installons à la terrasse d’un petit salon de thé, le temps que le soleil se couche ; et en profitons pour chercher un restaurant pour le soir. Alors que nous terminons notre thé à la menthe, l’Adhān résonne de nouveau.
Il nous faut désormais revenir vers l’aéroport. Nous remontons les interminables avenues et quittons la ville. Dans la nuit tombante, nous roulons jusqu’au restaurant saoudien que nous avons trouvé, perdu dans Khalifa City, à la périphérie d’Abu Dhabi. C’est un petit établissement traditionnel, et après des jours dans le sable, le confort des coussins au sol est des plus appréciable. Après un repas particulièrement nourrissant, nous nous reposons jusque tard dans la soirée avant de prendre la route de l’aéroport.
Une longue attente débute, jusqu’au départ en milieu de nuit. Le trajet jusqu’à Istanbul s’étire, et je ne somnole difficilement que quelques minutes ici et là. Je repense à ce trajet de soixante-sept heures en bus à travers le Canada, au cours duquel je n’avais pas dormi plus de trois ou quatre heures ; et relativise sur les neuf heures de vol et l’heure et demie d’escale qu’il nous reste avant d’atterrir en France. Nous atteignons Istanbul à 6 h 30 locale, et en décollons de nouveau un peu avant 8 h. Un jour nuageux se lève sur les rivages de la Mer Noire alors que nous prenons de l’altitude.
Le sommeil reste absent malgré une fatigue intense. Nous survolons les Abbruzes enneigées, au centre de l’Italie. Le Monte Velino émerge sous un voile de cirrus.
Plus tard, ce sont de nouvelles montagnes qui pointent au bord de la Méditerranée : les Pyrénées orientales. La campagne française défile sous mes yeux, recouverte de nappes de stratus lui donnant l’aspect d’une toile impressionniste dans la lumière matinale. J’y reconnais le village de Saint-Félix-Lauragais, où j’avais attendu plusieurs orages au cours des années passées ; signe que nous ne sommes plus très loin de Toulouse.
Finalement, vers 10 h, nous touchons le tarmac français. Nous récupérons nos valises, répondons aux quelques questions des douaniers et retrouvons la réalité hivernale de l’Europe de l’ouest. Le thermomètre indique 0°c, du givre blanchit l’herbe des voies du tramway que nous attendons, et l’air que nous expirons se change en vapeur. Alors que nous nous entassons dans le wagon qui doit nous ramener vers le centre-ville, une vague impression de gueule de bois se fait ressentir. Nous sommes encore dans nos vêtements du désert, nos sacs et valises toujours jaunis par le sable. La transition est brutale.
Nous arrivons chez les amis à qui nous avions laissé nos voitures, chargeons les coffres, et reprenons le chemin de nos maisons respectives. Camille et moi avons encore une heure de route, à l’issue de laquelle nous retrouvons enfin notre lit. Il est temps que cette “journée” s’achève : quand nous nous sommes levés, nous allions admirer l’éclipse au beau milieu du Rub Al-Khali. C’était il y a près d’une quarantaine d’heures.
Le jour suivant, j’ouvre les volets sur une aube brumeuse, comme on en attendrait en décembre. À la lisière du brouillard, les crêtes des cimes de l’Ariège se devinent légèrement. De nombreuses images se pressent encore dans ma tête, loin du quotidien retrouvé de ces montagnes familières.
Le chant du désert est encore là, et une fois encore, son appel ne me quittera plus.
Nasa – Astronomy Picture Of The Day
Photo of the Month – Terra Quantum