Voilà quatorze ans déjà que je m’évertue activement à aller à la rencontre de l’orage. Quatorze saisons au cours desquelles ma passion n’a fait que croître, se muant peu à peu en une véritable obsession, presque irrationnelle.
Au fil des ans, je ne cesse de m’interroger sur le « pourquoi ». Quelle fut l’étincelle ? Doit-il seulement y en avoir une ? Au-delà des réponses évidentes effleurant la surface, qu’est ce qui, saison après saison, peut m’inciter à aller à l’encontre des instincts les plus archaïques pour partir à la recherche de cette altérité ? Si ces questions resteront probablement sans réponses, d’autres sont nées alors que cette obsession prenait un tournant décisif au printemps 2017, avec cette décision de gagner la haute altitude pour y poursuivre une quête d’un autre genre, dans la continuité d’un projet photographique prenant ses racines au tout début des années 2010.
D’un point de vue plus symbolique et proche de certaines influences, il y a quelque chose de l’ordre du mythologique à quitter le monde des Hommes pour celui des cimes sauvages, et tenter d’y capter une connexion furtive entre la terre et le ciel. La convergence de deux démarches visant toutes deux à s’extirper de la dimension connue, presque maîtrisée, des éléments du quotidien. L’aboutissement d’une quête tant artistique qu’introspective.
Mais si je n’ai pas la réponse à bon nombre de ces questionnements, je sais ce qui m’anime dans la poursuite de cette création : tenter de retranscrire l’indicible, de composer une errance onirique dans les éléments les plus primitifs et les immensités sauvages : un voyage dans les Terres Perdues, jusqu’au cœur de la nuit.
Le récit contenant de temps en temps un vocabulaire propre à la météorologie et aux orages, un lexique est disponible ici : Lexique | Récit : Les Cimes Noires.
Au début de la saison 2020, si une chose était d’ores et déjà certaine, c’était qu’elle ne serait pas comme les autres. Dans un contexte particulier de crise sanitaire, le printemps allait commencer par un confinement de près de deux mois, et la suite s’annonçait incertaine. Plus que jamais animé par la volonté de poursuivre ma quête d’orages en haute altitude dans le cadre de « Terres Perdues », j’allais donc devoir m’accommoder de potentielles restrictions comme la fermeture de la frontière franco-espagnole. Cette transition vers l’été allait ainsi être consacrée à trouver solutions et alternatives aux problématiques éventuelles des mois à venir.
« Prémices »
Les premiers orages de l’année arrivent alors que la majeure partie d’entre nous sommes confinés à domicile. Par chance, celui-ci n’a pas été choisi au hasard : depuis notre jardin, j’admire quotidiennement les Pyrénées, dont la couche de neige s’amenuise à mesure que les beaux jours reviennent. Alors, quand les premiers grondements émanent des averses de grêle qui balaient la région au début du printemps, je suis aux premières loges pour tenter de capter ces ambiances malgré la contrainte d’immobilité qui s’impose.
Mais cette étrange période a des conséquences inattendues. L’esprit, privé de perspectives d’errances plus lointaines, s’ouvre un peu plus à l’environnement qui l’entoure directement. Ce microcosme se révèle riche, propice à d’humbles émerveillements.
Un soir, au crépuscule, alors que je parcours les cartes pour préparer le terrain de l’été à venir, j’aperçois depuis la fenêtre de mon bureau l’une des nouvelles occupantes du grenier qui me surplombe : une chouette effraie. Souvent au cours de l’été nous croiserons l’un ou l’autre des deux rapaces nocturnes qui ont établi leur nid chez nous.
« Un Nouveau Cycle »
Nuit du 4 au 5 mai
Alors que la foudre est jusqu’à présent restée timide et diurne – comme souvent en tout début de saison ; les premières dégradations nocturnes s’annoncent pour le début du mois du mai, période traditionnellement assez intéressante.
La photographie étant mon métier, j’ai théoriquement le droit de parcourir la campagne malgré le confinement. Si je n’ai pas voulu profiter de ce « privilège » plus de deux ou trois fois jusqu’à présent, il devient maintenant inévitable de reprendre la route.
Dans la nuit du 4 au 5 mai, un front orageux particulièrement esthétique s’annonce sur une large portion de la côte Atlantique, et peut-être jusque dans les terres. Au fil de la soirée, je scrute le radar. Finalement, un petit groupe de cellules semble se renforcer en approchant du sud-ouest du Gers et me donne le feu vert pour filer vers le centre du département. Les routes sont absolument désertes, et il y a quelque chose de jouissif à rouler seul au cœur de la nuit alors que les flashs des premiers orages nocturnes de la saison se profilent au loin. Peu à peu, je commence à apercevoir de longs éclairs internuageux rampant le long des bases nuageuses élevées. Tandis que j’arrive dans une région plus vallonnée, les premiers impacts de foudre tranchent la nuit noire. Je vire de cap sur la première route que je trouve et file vers les hauteurs à la recherche d’un point de vue improvisé. L’horizon se dégage finalement. Frein à main, trépied, sprint, réglages : les réflexes n’ont pas disparu pendant l’hiver. Je déclenche, enfin.
Malheureusement la vue est trop « plate », il manque quelque chose pour composer. Je fais demi-tour et retourne me placer à l’intersection de deux minuscules routes et d’un chemin de terre. Le front s’approche très vite et me dépasse, apportant avec lui un vent intense. L’ambiance est d’une pesanteur jubilatoire. Comme chaque année depuis 2007, ces atmosphères nocturnes m’avaient manquées.
Le front s’éloigne tout en s’affaiblissant, et il est temps pour moi de prendre la route du retour, toujours déserte.
Nuit du 9 au 10 mai
Quelques jours après ces retrouvailles, les choses sérieuses s’initient réellement. Le samedi 9 mai, les modèles s’accordent à prévoir une situation assez dynamique sur le sud-ouest. Le plus fiable d’entre-eux anticipe un puissant système sur l’ouest du Gers en début de nuit, et c’est donc cette région que je décide de cibler. Peu avant 20 h, alors que j’attends sur l’un de mes points de vue, une averse me dévoile quelque chose en s’évacuant vers le nord : une énorme cellule au-dessus de l’horizon, quelque part dans les Landes. Un pareil monstre est potentiellement supercellulaire. Les horizons dégagés se font rares dans la région où elle se trouve, mais je décide tout de même de foncer à vue et d’improviser une fois sur place.
En chemin, la silhouette de la structure commence à se dessiner peu à peu.
Finalement, à la frontière des Landes, je quitte la route principale pour me mettre en quête d’un point de vue sur l’ouest. Après quelques péripéties, j’y parviens finalement. Là, une impressionnante tourelle convective se déploie au-dessus des collines, animée d’une incessante activité électrique. À sa base, un nuage mur en « empilement d’assiettes » trahit sa nature rotative.
Malheureusement, ayant épuisé tout son potentiel, l’orage s’affaisse peu à peu sur lui-même. Mais il reste encore dans son sillage un réservoir d’énergie disponible, et les congestus que j’observais du coin de l’œil prennent alors une dimension semblable, massive : un nouveau système à la convection explosive.
Mais là encore, quelque chose manque et la structure se dissout dans le crépuscule. Vers 21 h 30, un calme trompeur revient sur l’horizon, car alors que la transition vers la nuit se fait paisiblement, une instabilité nouvelle est en train de naître dans l’obscurité. Une heure après le déclin de cet orage, de nouveaux flashs illuminent le sud-ouest. À 23 h, alors que les derniers bancs de nuages parasites s’évacuent au nord, un véritable monstre apparaît sous les étoiles.
Ce nouveau titan de vapeur sera le plus puissant de la nuit. Peu à peu, l’activité électrique se fait incessante, illuminant la plaine embrumée, contrastant ainsi avec la quiétude apparente de la campagne endormie. Soudain, à la lisière de son flanc sud, une nouvelle apparition vient compléter le tableau : Vénus.
Une demi-heure passe, et je me décide à me rapprocher de l’orage. Mais les routes sinueuses et les forêts omniprésentes auront raison de cette tentative, et je n’arrive à trouver un horizon ouvert que trop tard. La cellule s’éteint peu à peu, laissant derrière elle un sillage de routes détrempées sur lesquelles se reflètent d’ultimes lueurs.
Je profite de l’accalmie pour faire le point. Il est minuit, et la nuit n’est pas terminée. Sur l’image satellite, un amas blanchâtre laisse deviner une potentielle zone convective au sud. Je décide de filer plus à l’ouest, cette fois je veux me placer sur la trajectoire de l’orage.
Après quelques errances sur les minuscules routes de l’est des Landes, je parviens à dénicher un champ suffisamment grand, et m’installe à la lueur de la lune en attendant que les choses s’animent. Déjà, la silhouette d’un jeune cumulonimbus se dessine. Il est alors près d’une heure du matin.
L’horizon s’illumine de nouveau. Lentement, une structure impressionnante se dessine à la lueur des éclairs : un puissant nuage mur.
Le front continue de s’avancer vers moi tandis que la structure se mue peu à peu en arcus.
À 1 h 35, la pluie me gagne. La cellule a perdu en intensité juste avant de m’atteindre, et j’échappe à la grêle qui s’abattait plus au sud. Alors que les flashs se raréfient, je comprends qu’il est temps pour moi de reprendre la route. Durant les deux heures qu’il me faudra pour rentrer, je ne croiserais pas le moindre véhicule. Mais ce sera la dernière fois : le lendemain, le confinement s’achèvera finalement.
31 mai – 3 juin | « Retour en montagne »
• 31 Mai | Jour 1
Quand les modèles anticipent les premières manifestations d’instabilité de la saison sur les sommets de l’ouest de la chaîne, je fais mon sac, emporte dans mon coffre de quoi pouvoir tenir quelques jours, et prends enfin la route des Pyrénées-Atlantiques pour aller retrouver les montagnes.
La première destination se situe dans le Béarn. Après trois heures sur les routes de l’arrière-pays, je parviens au parking dans la matinée. Malheureusement, la fin du confinement a poussé toute la région a en faire autant, et le lieu est bondé. Par chance, mon objectif se situe bien à l’écart des itinéraires connus, et dès que j’emprunte le début du sentier, je retrouve la solitude qui m’est chère.
Si la fin d’après-midi et la soirée doivent être orageuses, ce début de journée est parfaitement ensoleillé, la floraison est à son paroxysme, et un air encore frais équilibre l’atmosphère. Je savoure cette liberté retrouvée en m’arrêtant manger au bord du torrent qui parcourt le vallon que je dois traverser, avant de me remettre en route.
Quelques centaines de mètres de dénivelé plus tard, je parviens sur la crête qui m’a mené ici, et repère le lieu abrité que je cherchais. Je m’installe, et passe l’après-midi à lire et à observer les signes qui s’amoncellent peu à peu dans le ciel. Des cumulus de beau temps, nous sommes passés aux congestus et aux premiers coups de tonnerre.
Malheureusement, ce mélange de masses d’air si tôt dans la saison lève un brouillard prévisible. La pluie tombe désormais, il est un peu plus de 18 h. La brume se lève par intermittence, et la pluie se calme. Alors que je pointe le nez dehors, je m’aperçois que deux isards sont en train de brouter à une quinzaine de mètres de moi.
Les précipitations reviennent, mais l’activité électrique reste intranuageuse. Et puis, vers 19 h, quelques impacts se décident à tomber plus au nord. La pluie, glacée, tombe dru. Enfin, je parviens à capter la toute première image de foudre en montagne de cette nouvelle saison. Timide, partiellement hors-cadre, mais le compteur est ouvert.
La dégradation perd peu à peu son caractère orageux, et la nuit tombe doucement.
• 1er Juin | Jour 2
À l’aurore, une lumière flamboyante succède aux nuances de gris du ciel de la veille.
Il est temps pour moi de redescendre. Alors que je regagne la crête herbeuse, les isards se succèdent devant moi.
Après avoir regagné le vallon, je remonte vers le sentier en slalomant à travers les buissons de rhododendron qui colorent les pentes.
Je regagne ma voiture tôt dans la matinée, et reprends la route vers des cols situés plus à l’est, en attendant de savoir ce que me réserve la nuit suivante.
En début d’après-midi, le changement est radical par rapport aux visions bucoliques de la matinée. Un ciel noir pèse sur la montagne, et les vautours orbitent lentement autour des cimes. Je retrouve là l’ambiance minérale et silencieuse que je recherche en altitude.
Une silhouette différente apparaît soudain dans les airs. Je crois d’abord à un gypaète barbu, mais un coup d’œil dans les jumelles infirme cette hypothèse. Il s’agit en réalité du vautour percnoptère, encore plus rare dans les environs. L’imposant rapace me gratifie de plusieurs passages parfois très proches, et je me fais tout petit pour pouvoir l’observer le plus longtemps possible.
L’oiseau disparaît aussi furtivement qu’il était venu, et les vautours fauves reprennent leur règne solitaire sur les sommets brumeux.
Les rideaux de pluie se déploient alors, mais la foudre reste absente. En suivant mon instinct, je décide de filer plus à l’est, au cœur des Hautes-Pyrénées. La nuit venue, sous une lune gibbeuse, de hautes masses blanches s’animent lentement sur les crêtes. J’attends patiemment qu’une lueur se manifeste, et un peu avant une heure du matin, c’est ce qui finit par se produire au nord de ma position. Durant près d’une heure, une cellule va s’illuminer par pulsations successives sous la voûte étoilée. Enfin, une véritable vision orageuse d’altitude s’inscrit sur mon capteur, un an jour pour jour après les tout premiers orages de la saison 2019, presque exactement au même endroit.
• 2 juin | Jour 3
La journée suivante s’annonce plus calme, et je passe l’après-midi dans les environs de Gavarnie à observer le ciel pour prendre ma décision sur la journée suivante. Deux options s’offrent à moi : sortir les crampons et grimper jusqu’à près de 3000 mètres ; ou gagner un plateau herbeux située à 1900 mètres. La masse d’air froid, la neige encore omniprésente sur les faces nord et les nuages qui s’amoncellent sur les crêtes frontières sont autant de signes qui me dissuadent d’aller trop haut. Le risque de se retrouver immergé dans le plafond nuageux est trop grand. Mais dans la seconde option, il est aussi envisageable de finir dans une mer de brume qui monterait trop haut ou collerait aux flancs des montagnes. Tel est l’un des nombreux dilemmes qui dictent mes décisions tout au long de la saison, mais particulièrement lorsque l’hiver montagnard n’est pas totalement terminé.
Quoi qu’il en soit, mon choix est fait pour le lendemain, et je passe le reste de la journée à tenter de photographier les vautours fauves. Vers 17 h, un étrange ballet se joue à quelques centaines de mètres de moi : les rapaces plongent les uns après les autres vers une combe hors de ma vue. Je me faufile dans cette direction le plus discrètement possible, et découvre la raison de cette soudaine nuée : le cadavre d’une marmotte. Depuis un rocher qui me sert de cachette, je photographie leurs envols successifs à mesure que la carcasse est dépouillée.
Plus haut dans le ciel chargé, les silhouettes des rapaces de deux mètres d’envergure se succèdent inlassablement.
À plusieurs reprises, je parviens à m’approcher des immenses oiseaux.
En fin d’après-midi, je rejoins le lieu où je compte passer la nuit, près de mille mètres plus bas, à l’écart du village de Gavarnie. À cette altitude, le printemps est déjà bien installé.
• 3 Juin | Jour 4
À 7 h du matin, sac sur le dos, je prends donc la direction des plateaux situés vers la barre des 2000 mètres. Si tôt dans la saison, les troupeaux n’ont pas encore pris le chemin des estives, et je profite d’une moyenne montagne encore sauvage.
La journée s’écoule doucement, et les signaux qu’envoie le ciel ne vont pas dans le sens de l’instabilité initialement prévue par les modèles. Je profite donc de la quiétude ambiante depuis une cabane de berger.
Dans l’après-midi, la brume s’élève sur les pentes opposées, mais reste à distance. Le tonnerre est rarissime, seule une pluie froide et régulière tombe du ciel fade qui domine le cirque. Malgré tout, l’ambiance est agréable à contempler.
En fin de journée, il est clair qu’aucun orage n’aura lieu. Fatigué par plusieurs jours d’errance sur les routes et les sentiers, je décide de redescendre avant la nuit pour prendre le chemin du retour. La saison ne fait que commencer, et les occasions se multiplieront au fil des semaines à venir.
« Au pied des montagnes »
6 Juin
Trois jours plus tard, c’est depuis mon jardin que je capte un peu de foudre imprévue sur les collines du Comminges. L’instabilité s’annonce en dent de scie pour le mois de juin, mais la région n’est pas à plaindre : dans la majeure partie du pays, les orages brillent par leur absence.
11 Juin
Le soir du 11 juin, un front très dynamique mais peu instable est prévu en Occitanie. Je me place alors à la limite du Tarn, mais seul un arcus linéaire viendra matérialiser ce front.
12 Juin
Le lendemain en revanche, le potentiel est bien présent dans le centre du Gers. Après une fin de journée marquée par les premiers grondements, à 21 h, la cellule attendue se forme au sud. La foudre fait son apparition, et les précipitations me gagnent.
Vers 22 h, je décide de me replacer plus à l’est afin d’avoir un meilleur angle sur les immenses nuées électriques qui se déploient à l’arrière de la cellule. La lumière et les couleurs qui succèdent au couchant sont dantesques. Malheureusement, je n’ai pas vraiment le temps d’en profiter, car c’est là que les choses se gâtent. Jusqu’à présent, les bas-côtés étaient dénués de fossés, et je pouvais m’y garer sans empiéter sur la petite route de campagne. Mais alors que j’approche « à tâtons » pour vérifier qu’il en est de même ici, la voiture avance un peu trop et tombe dans une tranchée profonde que masquaient les hautes herbes couchées par le vent et tassées par la pluie.
Personne à l’horizon, et les premières fermes sont à une poignée de kilomètres. Avant tout, je décide de tenter de m’en sortir par moi-même. Ayant une propension à faire du tout-terrain avec une voiture pas franchement faite pour, j’ai la « chance » d’avoir accumulé au fil des ans une certaine habitude des situations de ce type, avec des enlisements en tout genre dans la boue, la neige ou le sable – toujours au milieu de nulle part – et de m’en être toujours sorti par mes propres moyens, ou avec l’aide de l’acolyte du moment. Mais cette fois, la tâche s’annonce complexe : le fossé est profond, et aucune manœuvre ne me permet d’esquisser le moindre mouvement. J’amorce alors une bataille qui durera une demi-heure : je « tonds » la végétation, creuse sous le bas de caisse et entame une excavation du fossé me permettant d’installer le cric pour surélever la roue et glisser quelques affaires sous celle-ci afin d’éviter le patinage. En manœuvrant une dernière fois, la stratégie s’avère payante, et j’arrive enfin à m’extirper du fossé et à regagner l’asphalte.
Mais cette demi-heure était de trop, et l’orage – que mon appareil photographiait « tout seul » depuis le début – s’est bien éloigné. Mes tentatives pour le rattraper seront vaines, les routes de cette partie du Gers ne se prêtant pas vraiment à ce genre de courses-poursuites. Les dernières cellules s’éloignent, laissant de nouveau place aux étoiles.
« Retrouvailles »
24 – 27 juin | « Autour de la frontière »
• 24 Juin | Jour 1
Si le confinement avait pris fin le 11 mai, le retour à la normale était loin d’être complet : la frontière espagnole était encore fermée, et des informations contradictoires filtraient quant à sa réouverture. Mais après avoir planifié toutes sortes de treks au long cours pour rejoindre les parties les plus reculées des Pyrénées ibériques, la bonne nouvelle finit par tomber : l’Espagne allait rouvrir ses portes le 22 juin. J’étais donc bien décidé à rattraper mon retard sur les nombreuses situations que cette fermeture m’avait fait manquer.
Deux jours après cette date, j’entasse donc de nouveau tout mon matériel dans mon coffre et file vers le sud. Je retrouve enfin l’Aragon, où d’imposants nuages convectifs s’amoncellent déjà sur les crêtes pour m’accueillir. Après avoir mis le cap sur la région des canyons que j’ai tant parcourue en 2019, je rejoins l’un de mes points de vue de prédilection juste à temps pour le début des hostilités. Il n’est alors que 14 h 30, mais le tonnerre gronde déjà. Après m’être replacé plus à l’ouest, une impressionnante averse de grêle s’abat sur moi alors que la foudre frappe aléatoirement. La prise de vue est compliquée, et je dois attendre 16 h avant de capter une image vaguement intéressante.
Une heure plus tard, un ciel noir enveloppe les sommets aragonais.
La foudre reste timide, et les radars m’indiquent alors de foncer vers les sierras du sud. À 19 h, un horizon noir d’encre confirme que cette décision était la bonne. Rapidement, un imposant nuage mur semble se mettre en place de l’autre côté des collines. Les précipitations se densifient, et leur couleur vire au vert sous la structure naissante. Le grondement est continu, et les flashs se succèdent sans interruption. La cellule dévie alors plein est, dans ma direction.
En quelques minutes, le monstre finit par m’atteindre. Le front de rafales soulève un vent puissant, et je retourne me calfeutrer dans la voiture.
La foudre commence à frapper, d’abord trop à l’ouest pour moi. Je me replace, mais joue de malchance avec le détecteur qui déclenche sur les innombrables flashs qui précèdent les impacts. Dans le sillage de l’orage, je parviens malgré tout à capturer quelques manifestations de cette activité électrique.
À 20 h, la dégradation s’achève déjà, et je m’installe au cœur de la sierra pour y passer la nuit.
• 25 juin | Jour 2
Quand le soleil se lève, une légère brume a enveloppé les collines. De nombreux rapaces planent autour de moi : vautours fauves, percnoptères, gypaètes, aigles, buses, milans… Cette région aux nombreux canyons est l’une des plus riches de cette partie du pays sur le plan ornithologique.
Après avoir traîné dans les environs, je remonte doucement vers le nord. De nouveaux orages sont prévus à l’ouest de la chaîne, et je dois déjà repasser la frontière. Dans l’après-midi, je retrouve les Pyrénées-Atlantiques et des ambiances familières.
En fin de journée, des orages orographiques s’animent anarchiquement, et un premier impact frappe proche, mais hors de mon cadre. Peu après 17 h, d’autres lui succèdent sur le versant opposé.
À 20 h, la malchance continue. Une cellule tout juste née s’approche par le sud, et alors que je cadre les crêtes en contre-plongée, un superbe impact frappe celles-ci dans un ciel tourmenté. Le détecteur déclenche, mode rafale activé, l’une des trois expositions doit être la bonne… Mais il n’en est rien. L’impact, très bref, a réussi à se faufiler entre les poses.
Je capture malgré tout de lointaines ambiances, mais la « pêche » reste bien maigre.
Vers 21 h 30, enfin, un maelstrom de nuages entremêlés de brumes s’avance, menaçant, depuis le creux de la vallée à l’ouest. En son sein, un rideau de pluie très dense, partiellement voilé, s’illumine incessamment. Le monstre noie tout sur son passage dans le brouillard et la grêle. Le vent fait rage, les flashs et le tonnerre se succèdent. Puis, après une dizaine de minutes, il s’éloigne aussi vite qu’il était venu, et le calme revient.
• 26 juin | Jour 3
Au matin, les pluies se sont dissipées et les nuages n’occupent plus que le fond des vallées françaises.
Le plan est désormais de filer vers Tarbes où je dois récupérer un ami (Guillaume), puis de remonter jusque dans le sud du Tarn-et-Garonne, où une dégradation assez puissante est anticipée par les modèles. Si l’intérêt photographique de ces « traques » de plaine reste souvent limité, la passion l’emporte toujours, et trois heures de route plus tard nous voilà donc dans les collines occitanes.
En toute fin d’après-midi, une cellule éphémère donne déjà quelques impacts sur la campagne, attestant de l’énergie disponible. Mais les choses vont s’avérer décevantes : le ciel se charge ensuite de nuages stratiformes et l’atmosphère s’embrume, et il faut attendre 21 h 30 avant que les puissantes cellules qui s’amassaient au sud ne parviennent enfin à notre vue.
Puissant, l’orage l’est sans aucun doute. Esthétique, beaucoup moins. Très vite, nous nous retrouvons immergés dans un océan de pluie, sous les saccades stroboscopiques des éclairs intranuageux. Mais peu avant 23 h, la chance tourne, et à la foudre fait son apparition à l’arrière du système multicellulaire.
Mais je devrais m’en contenter. Vers minuit, nous rentrons en slalomant entre les branches arrachées par le vent. Après cette errance frontalière semi fructueuse, un véritable retour en haute altitude devrait venir mettre un terme à ce début de saison hésitant.
30 juin – 1er juillet | « Hautes Altitudes »
Le soir du 29 juin, Guillaume et moi faisons route vers les Hautes-Pyrénées. Peu avant minuit, nous émergeons au-dessus de la mer de brume et atteignons le col où nous devons passer la nuit.
Pour profiter d’une neige correcte sur laquelle cramponner plus sûrement avant le réchauffement diurne, nous débutons l’ascension aux alentours de 5 h 30 du matin, cap sur les hauteurs du massif de Gavarnie. Une heure plus tard, des lueurs rouges illuminent les sommets alentours.
En début de matinée, nous atteignons notre destination du jour.
Après avoir rejoint la grotte qui doit nous abriter pour la nuit, nous installons le bivouac et observons le balet des chocards à bec jaune espérant grapiller des miettes de notre repas.
En début d’après-midi, nous quittons le bivouac pour une exploration de près de 3 h dans des secteurs alentours où je souhaite repérer d’éventuels abris.
La journée s’écoule dans une ambiance de plus en plus convective, et mes prévisions semblent se confirmer. Mais au coucher du soleil, la situation devient préoccupante : la brume – qui occupait le versant espagnol depuis quelques heures – tente désormais de nous engloutir… Elle y parvient finalement, alors que le crépuscule s’installe. Nos chances d’observer quelque chose s’évanouissent avec la visibilité, réduite à quelques mètres. Ce brouillard constitue toujours ma crainte majeure dans le cas des orages de haute montagne : très difficile à anticiper, il peut avoir de nombreuses origines : abaissement du plafond nuageux, soulèvement d’une mer de nuages, il peut même être généré par l’orage lui-même. Par chance, après une longue période de « jour blanc », la vague stratiforme qui déferlait lentement sur la crête frontière s’élève de nouveau avant de s’effilocher peu à peu.
Face à nous, des couleurs bleutées se dévoilent dans une gamme de nuances crépusculaires, et de fins rideaux de pluie descendent lentement de la base des nuages. Les choses se mettent en place. Dans un silence encore total, les premiers impacts tombent loin au nord.
Puis une cellule s’illumine près de nous, légèrement à l’ouest, au-dessus des cimes. Après de timides éclairs internuageux, ce sont deux impacts qui s’abattent alors face à nous, sur les versants ouest de la vallée qui s’étend vers le nord, au-delà des pentes enneigées qui nous encerclent.
Nous nous retrouvons sur la trajectoire de la cellule suivante. Après une nouvelle bouffée de brouillard, la visibilité se dégage et la grêle s’abat sur les névés. La foudre frappe face à nous, malheureusement de l’autre côté du pic, suivie par un puissant éclair internuageux tranchant le ciel de part en part. Dans l’obscurité totale, chaque décharge électrique porte sa propre lumière, devenant alors autant le sujet de l’image que l’indispensable source sans laquelle la nuit resterait noire.
Mon record de fermeture du diaphragme sous un orage, établi l’année précédente au même endroit, est alors battu : F22, le maximum possible sur cet objectif 20 mm.
Une dizaine de minutes passent, et les crêtes se détachent de nouveau dans le ciel, cette fois plus à l’est. De multiples impacts ramifiés tombent quelques kilomètres plus loin, illuminant les névés à chaque lueur nouvelle.
La cellule se dissipe, et déjà de nouveaux flashs se reflètent sur le plafond nuageux depuis le versant sud, de l’autre côté des falaises. Profitant de l’accalmie, je quitte la grotte pour en rejoindre une autre du côté hispanique. Ce basculement en accompagne un autre : minuit passe, et voilà juillet qui commence. Une dernière cellule émerge dans la nuit au-dessus des avant-sommets espagnols. Les éclairs internuageux se succèdent en amont de la masse convective, peu à peu soulignés par les rayons de la lune filtrant à travers une percée. À chaque flash, les grands champs de neige qui subsistent sur le versant sud s’illuminent vivement, réfléchissant les couleurs du ciel. Instant suspendu, silence sauvage et parfait à près de 3000 mètres d’altitude. La dégradation s’achève ainsi, peu avant une heure du matin.
« L’apparition »
Mais alors que juillet commençait sous les orages, le ciel préparait une surprise d’un tout autre genre. Tout juste découverte au cours du printemps, la comète Neowise filait vers le soleil pour s’en approcher au plus près au début du mois de juillet, devenant alors la plus brillante observée depuis Hale-Bopp en 1997. Son passage au plus près de la Terre devait ensuite avoir lieu le 23 juillet, après quoi l’astre errant repartirait dans les confins du système solaire, pour ne réapparaître que 6800 ans plus tard.
Un tel événement, j’en rêvais depuis l’enfance. Il s’agissait donc de ne manquer cette opportunité sous aucun prétexte, et d’aller la photographier dés que possible.
8 juillet | « Premier Contact »
4 h du matin. Le réveil sonne, je me lève et file sans tarder en direction d’un lac situé à une vingtaine de minutes de route de chez moi. Ayant prévu d’aller en montagne plus tard dans la semaine pour d’hypothétiques orages mais aussi pour photographier Neowise depuis la haute altitude, je crains que l’opportunité ne se présente pas à cause de ces aléas météorologiques difficilement prévisibles qui sont propres aux cimes. Mais la comète est actuellement très bien visible et avec une magnitude assez forte qui ne fera que diminuer dans les semaines à venir, aussi je veux saisir cette occasion tant qu’elle se présente, et l’aube de ce mercredi 8 juillet s’annonce parfaite.
Je vise donc un secteur à peu près sauvage et rapidement accessible dans la campagne qui m’entoure. Ce lac est idéal, et j’ai repéré une orientation parfaite et des compositions éventuellement intéressantes à son extrémité sud. Alors que je parcours les routes désertes dans la nuit encore noire, je scrute les quelques ouvertures ici et là, ne sachant pas à quoi m’attendre… « Visible à l’œil nu » est une expression souvent galvaudée, désignant parfois des objets célestes pratiquement imperceptibles sans plisser les yeux longuement dans une obscurité totale. J’atteins le lac et commence à marcher.
Rien en vue, je crains qu’elle ne soit trop basse sur l’horizon, et avance sur la berge légèrement surélevée, provoquant malgré moi les plongeons soudains d’une poignée d’animaux non identifiés. Enfin, je dépasse les arbres qui me cachaient la vue, et ne peut contenir une exclamation de surprise : « Je la vois ! »
La comète est là, immobile au-dessus de l’horizon légèrement coloré par l’aube. C’est la première fois que j’ai la chance d’observer un tel spectacle, et si sa luminosité reste subtile, je la discerne parfaitement et sans effort. Je commence à essayer différents cadrages, découvrant les alentours à la lueur d’une lune récemment pleine. Une symphonie nocturne tranche le silence : hululements de chouettes et de hiboux, croassements de grenouilles, battements d’ailes de chauves-souris, poissons sautant à la surface du lac…
Face à moi, un arbre les pieds dans l’eau est encerclé d’une fine couche de brume éclairée par la lune. La comète, impassible, trône dans le ciel. Spectacle surréaliste.
J’explore les environs jusqu’aux alentours de 5 h 30, puis sa luminosité s’estompe au profit de celle du petit matin. Il est temps de rentrer, et de rendre sa quiétude aux berges du lac.
Capter l’éphémère est un concept fondateur et propre à la photographie : si l’existence de « l’instant décisif » est matière à débat, le cas précis de l’image de foudre tend à s’en rapprocher. Pourtant, cette temporalité précise ne se suffit pas à elle-même. Comme pour tout sujet, une conjonction de multiples facteurs définira la réussite de l’image finale : lumière, couleur, matière, espace, composition… L’ajustement précis de chacun de ces paramètres aura un impact crucial sur le résultat visé : la retranscription d’une vision dans tout ce qu’elle implique, bien au-delà du simple témoignage d’une pure perception sensorielle.
La problématique est alors de réussir à s’approcher de cet insaisissable arrangement pour parvenir à cristalliser l’âme de cette vision. Il faut donc tenter d’en décortiquer les rouages, d’en comprendre les mécanismes, fussent-ils subjectifs ; et conscientiser chacun de ses choix. Cette quête est la poursuite perpétuelle d’une chimère inaccessible, vouant celui qui s’y efforce à une inévitable frustration. Mais parfois, au terme d’une persévérance inlassable et d’innombrables tentatives, le mirage se laisse approcher.
9 et 10 juillet | « Fulgurance »
Plus les années passent, plus je constate à quel point les plus forts potentiels photographiques orageux se trouvent souvent dans les simples situations orographiques. Ce jeudi 9 juillet en est une, et le choix de la « cible » est cornélien – mais cette fois le meilleur potentiel se trouve indubitablement sur le versant français, ne reste qu’à déterminer où plus précisément. Comme si cette décision n’était pas déjà suffisamment complexe, s’ajoute la contrainte d’avoir un horizon nord-est assez ouvert pour pouvoir observer la comète en toute fin de nuit. Mon choix se porte finalement sur un secteur reculé de l’Ariège que je connais très bien, mais où je risque d’arriver un peu tard à cause de ces tergiversations.
Alors que la fin de l’après-midi approche, j’entame donc l’ascension d’un pas rapide – car déjà les premiers grondements se font entendre au sud. Après une montée intense, je parviens au lieu visé tandis que la première cellule s’évacue à l’est et que d’autres semblent naître tout autour de moi. Vers 19 h 30, c’est à l’ouest que les premières décharges internuageuses se déploient au-delà des cimes. Au nord, dans les vallées, de petites mers de brume émergent doucement alors que de lointains rideaux de pluie non-actifs s’étalent dans une lumière dorée. La scène est magnifique, il ne manque que la foudre… C’est alors qu’un nouveau voile pluvieux s’abaisse lentement à l’est, face à moi. Je cadre dans sa direction, et capte finalement mon premier impact.
La cellule prend de l’ampleur, assez proche. Je redescends vers mon abri et compose de nouveau mon cadre en incluant cet arbre solitaire que j’avais repéré il y a de nombreuses années. Le détecteur est en place, déclenchant sur les quelques flashs et internuageux qui strient le ciel. La pluie m’ayant gagné, je dois essuyer la lentille régulièrement, le plus vite possible pour ne pas risquer de gâcher une image. Mon esprit est à l’affût, dans l’expectative, concentré sur ce qui se met en place face à moi…
Soudain, une décharge parcours le ciel au-dessus de moi, se répand dans les bases nuageuses, et un immense impact s’abat en une fraction de seconde depuis ce haut plafond pour venir frapper les pentes herbeuses de la crête que je cadrais ! Le tonnerre est fracassant. Quand j’affiche l’image au dos de mon boîtier, la réaction ne se fait pas attendre, en écho aux grondements qui résonnent encore. « Voilà des années que je convoitais ce genre d’image », une phrase que je répète de temps en temps depuis que j’ai commencé cette quête. Là encore, j’ai pu concrétiser quelque chose qui flottait dans mon esprit, dans un des lieux où je voulais le faire. Tout y est : ciel chaotique ; distants rideaux de pluie éclairés par le soleil couchant en dualité avec ceux plus sombres à la droite de la scène ; cet arbre dont je ne savais que faire depuis si longtemps ; la crête illuminée par l’impact – légèrement ramifié, au centre de l’image – dominant une vallée où la brume se lève au-dessus des lointaines forêts…
Après un début de saison parfois compliqué, plusieurs déceptions, des erreurs, des échecs matériels et divers déboires ; il est impossible de me contenir alors que je découvre le résultat. La persévérance a payé, enfin.
Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Une quarantaine de minutes plus tard, de nouveaux impacts s’abattent plus au sud tandis que les couleurs du couchant emplissent le ciel avec une intensité croissante. À la faveur d’un rayon, un fragment d’arc-en-ciel vient compléter ce tableau.
Le soleil décline et le rouge s’estompe vers un mauve plus profond. D’ultimes coups de foudre viennent frapper les hautes crêtes, déployant leurs ramifications dans une atmosphère de moins en moins pluvieuse.
Quelques éclairs internuageux viennent achever le cycle, et la nuit s’installe. Alors que j’ai réglé mon réveil à 4 h du matin, c’est à 2 h que des flashs diffus viennent me tirer de mon duvet. Un orage monocellulaire s’est invité sans crier gare au-delà des crêtes. Si sa durée de vie n’excède pas la demi-heure, il m’offre malgré tout des ambiances aussi hypnotiques qu’inattendues sous la voûte étoilée.
Après un sommeil bien court, je m’équipe de nouveau pour aller m’installer sur le fil de l’étroite crête herbeuse. Alors que j’attends l’apparition de l’astre éphémère, le temps se suspend. À demi endormi, je contemple au nord la mer de nuages qui s’étend, faussement immobile, illuminée par la lune décroissante qui plane dans mon dos.
Alors que le souffle lointain des cascades m’enveloppe au gré des brises, je suis finalement tiré de ma torpeur quand la lueur de la comète apparaît. Après avoir tenté quelques compositions incluant des fractions de montagne, c’est finalement cette vision minimaliste de la comète flottant seule sur un océan de brumes qui me marque le plus. Pure, céleste.
Inexorablement, les nuages ont gagné en altitude. Aux environs de 5 h 30, je rejoins mon duvet jusqu’à 8 h, repliant mon matériel assez tôt pour ne pas redescendre dans un épais brouillard. Ou du moins, pas trop longtemps, car déjà un spectre de Brocken apparaît en-dessous de moi, signe que le sommet des nuages n’est plus très loin.
Les cimes dépassent désormais comme d’étranges îles escarpées dans un océan de vapeur. À l’est, le soleil levant déploie de grands rayons sur l’horizon. Je longe la minuscule sente qui serpente à flanc d’une pente raide entre les herbes hautes, flirtant avec la surface avant de rejoindre le brouillard.
La nuit aura été courte, mais la route du retour se fait avec un certain sentiment d’accomplissement, les cartes mémoires et l’esprit remplis d’images inoubliables.
Nuit du 12 au 13 juillet
Deux jours à peine ont passé avant que je ne reprenne la route, cette fois-ci de nouveau vers l’Espagne. Mais après une soirée pré-orageuse et une cellule dénuée de foudre, je dois finalement me contenter d’orages monocellulaires lointains sur l’horizon ouest. Impossible, malgré tout, de ne pas apprécier le moment, sous un ciel strié d’étoiles filantes.
20 et 21 juillet | « Silence Minéral »
Passionné d’astronomie depuis l’enfance, je me souviens avoir passé de longs moments à admirer dans un grand livre les images de Halley et Hale-Bopp, espérant pouvoir un jour observer une telle comète. Bien des années plus tard, c’est presque du jour au lendemain que l’occasion s’est finalement présentée, surprise et opportunité inespérée qu’il fallait alors saisir. Après de premières images « au-cas-où » réalisées dans la campagne et à moyenne altitude, je devais donc tenter quelque chose de plus sérieux. Dés le début, une idée m’était venue, un secteur reculé des Pyrénées espagnoles qui s’était imposé comme une évidence de part la composition que je voulais y tenter. Malheureusement, l’orientation du vallon haut-perché était plein nord-ouest, et la comète se trouvait alors au nord-est, masquée par les cimes. Par chance, son trajet devait évoluer vers l’ouest au fil du mois, tout en s’approchant de la Terre au point qu’elle apparaisse nettement plus grande dans le ciel malgré sa magnitude décroissante. En outre, la lune était désormais absente du ciel, et sa luminosité ne parasiterait plus l’observation ; d’autant plus qu’après son passage proche du soleil, Neowise arborait désormais une seconde queue ionisée en plus de sa queue de poussières. Enfin, je voulais tenter le tout pour le tout et parfaire le tableau en tentant de capturer ce fantasme d’une conjonction avec des orages lointains, occasion qui allait peut-être se présenter le soir du 20 juillet. Le moment était donc parfait pour effectuer une ultime tentative, alors que toutes les conditions étaient finalement réunies.
Ce lundi, je pars donc dans un massif sauvage des Pyrénées aragonaises. Après une ascension à travers les pierriers calcaires riches en fossiles, je parviens à ma destination en milieu d’après-midi.
Voulant rester léger, je n’ai pris que mon tarp (sorte de bâche légère) pour bivouaquer. Après avoir monté un petit muret à l’opposé d’une roche surélevée, j’installe donc la toile, le matelas et le duvet, et observe la convection qui s’initie sur les hauteurs.
La lumière s’efface progressivement, et une puissante averse de grêle succède à ces prémices instables, me poussant à trouver refuge sous le tarp et à calfeutrer les ouvertures par lesquelles rebondissent les grêlons. Il était prévu que d’inoffensives averses comme celle-ci puissent se former, je suis donc confiant sur son caractère éphémère.
Une quinzaine de minutes plus tard, la grêle cesse et je découvre un paysage blanchi. Quand le soleil se couche, les accumulations ont fondu et le ciel a regagné une clarté totale. Un crépuscule interminable s’installe lentement alors que l’alpenglow rougit encore les flancs stériles des sommets calcaires qui m’encerclent.
Peu avant 23 h, une vision désormais familière se dévoile au crépuscule, encore ténue dans un ciel qui peine à s’assombrir. Je fais alors quelques essais de compositions en attendant la lente tombée du jour. Au sud, la voie lactée se dévoile dans toute sa splendeur dans le prolongement du vallon karstique où est installé mon bivouac.
Doucement, la noirceur s’épaissit et la comète s’illumine davantage. Une atmosphère minérale et cosmique s’empare alors de la montagne.
Une heure du matin. Le silence total est parfois rompu de quelques chutes de pierres, tout autour de moi. La montagne est vivante, et ses pierriers s’épaississent encore, morceau par morceau, au fil des millénaires. J’arrive parfois à différencier les chutes naturelles de celles, plus longues, générées par un isard en errance nocturne – l’un d’eux me guettait encore depuis les hauteurs, au crépuscule.
Enfin, ce que j’espérais se produit : au-delà de la frontière que constitue la chaîne pyrénéenne, de lointains orages illuminent l’horizon nord-ouest sous une nuée d’étoiles. L’un se trouve dans le Gers, l’autre dans les Pyrénées-Atlantiques, tous deux distants de près de 150 kilomètres de ma position. L’image tant espérée se réalise enfin.
Je ne trouve finalement le sommeil qu’une heure plus tard, quand les dernières lueurs électriques se sont éteintes à l’horizon ; rassasié de ces visions cométaires.
Au petit matin, je regagne les tapis d’Edelweiss à la limite des champs de pierres, puis l’ombre des forêts de pins à crochets. Après avoir repris la route et croisé quelques isards, je regagne la chaleur du fond des vallées espagnoles. Alors que je roule vers la frontière, je pense à la longue nuit de sommeil que je vais pouvoir m’offrir en rentrant. C’est du moins ce que je crois à ce moment là.
Car quelques heures plus tard, alors que le soleil se couche sur la campagne qui entoure ma maison, des grondements familiers se font entendre. À la faveur des températures caniculaires qui règnent depuis quelques jours, des orages surprises se sont formés. J’abandonne mon repas et installe dans un premier temps mon matériel directement dans mon jardin. À ma grande surprise, de hauts impacts ramifiés se succèdent sur les collines.
Une heure plus tard, une seconde cellule se met en place derrière la forêt. Épuisé, je poursuis mon observation à domicile, et de nouveaux coups de foudre s’abattent derrière la cime des arbres.
Mais dés qu’une cellule perd en intensité, une autre la remplace, et je dois me résoudre à faire quelques minutes de route pour rejoindre une vue dégagée sur l’ouest. Peu avant minuit, la foudre frappe encore.
Vers une heure du matin, je finis par abandonner les dernières cellules, moins esthétiques, qui s’acharnent à illuminer la campagne, et retrouve enfin mon lit. Mais la chaleur, loin de se calmer, ne va aller qu’en augmentant au cours des semaines à venir.
Nuit du 27 au 28 juillet
Moins d’une semaine a passée, et déjà une situation inespérée émerge une fois encore des modèles au dernier moment. Les orages devant sévir principalement en plaine, je rejoins le nord des Hautes-Pyrénées en fin de journée, et l’attente débute alors que le soleil approche de l’horizon.
Peu après 22 h, les choses se mettent en place. Un puissant front de rafales approche depuis le sud-ouest, et la foudre commence à tomber. Mais les précipitations, intenses, enveloppent la plupart des impacts quand ils ne s’abattent pas à l’avant du front.
À 22 h 30, la pluie commence à m’atteindre alors que la foudre se démultiplie.
Rapidement, précipitations et vent violent noient le secteur. Je décide alors de reprendre la route vers le nord-est pour devancer ce qui est désormais un imposant système multicellulaire. Cinquante minutes plus tard, j’atteins alors le meilleur point de vue qui me vient à l’esprit : mon propre jardin. Les cellules m’encerclent : au sud et à l’ouest, de grands éclairs internuageux se déploient sur l’horizon, tandis qu’au nord de violents impacts illuminent la nuit noire.
À minuit et demi, les dernières convulsions électriques s’éloignent au nord-est, ne laissant plus qu’un long sillage pluvieux. La dernière dégradation de juillet – plus timide – aura lieu le soir du mardi 30, dans le centre du Gers, alors que la température atteignait encore 30°c à 23 h.
« Le huitième mois »
Alors que nous entrons au cœur de l’été et que la comète Neowise regagne l’obscurité interplanétaire, le bilan de cette première moitié de saison orageuse est déjà très positif. Mais août est traditionnellement l’un des mois les plus intéressants des deux côtés des Pyrénées, et la température ne semble pas prête à redescendre. Alors, dés le début du mois quand l’occasion se présente, je décide de repartir vers l’Espagne.
7 – 9 août | « Paroxysme Hispanique »
• 7 Août | Jour 1
Le 7 août, c’est cette fois avec Karine Desbordes que je reprends la route vers l’ouest. Nous filons jusqu’aux Pyrénées-Atlantiques avant de basculer du côté espagnol dans une chaleur encore plus écrasante, atteignant 43°c. Les modèles anticipent pas moins de trois dégradations successives pour les prochains jours, c’est donc un nouveau road trip caniculaire qui commence dans le nord du pays. Au cours de mes précédentes errances ibériques, j’avais repéré de hauts plateaux dominant le piémont sud de cette partie occidentale des Pyrénées. Google Earth m’avait confirmé que ces collines constituaient un point de vue très intéressant, mais aussi que son accès allait être délicat. Ma voiture ayant désormais l’habitude des chemins les plus chaotiques, c’est donc avec une confiance relative que nous entamons la première piste qui, effectivement, se prête plus aux 4×4 ou aux VTT qu’à une petite Toyota. Nous rallions ensuite la piste principale, que nous gravissons au terme d’une bonne demi-heure à flanc de falaise. Un ultime chemin nous conduit non sans mal au sommet que je visais. L’effort en valait la peine : la vue sur la plaine et sur les plateaux alentours est superbe, et les vautours se succèdent par dizaines tout autour des barres rocheuses.
Les nuages convectifs s’accumulent progressivement, jusqu’à déployer les premiers rideaux de pluie au nord, puis à l’est. Les impacts sont encore rares et lointains, mais nous profitons de cette mise en bouche et captons quelques images alors que la journée s’achève. Peu avant 21 h, une cellule plus intéressante se met en place à l’est, seul réel angle mort de ce point de vue. Nous redescendons la piste et en gravissons une autre pour accéder à un horizon dégagé de l’autre côté des collines. Cette dernière piste est la pire de toute, mettant le bas de caisse à rude épreuve. Mais une vingtaine de minutes après notre arrivée, nos efforts sont récompensés tandis que l’heure bleue s’installe.
À peine cette cellule évacuée, il nous faut déjà regagner notre premier point de vue. De nouveaux orages naissent et s’éteignent successivement à l’ouest, mais c’est finalement au nord-ouest que semble émerger le plus fort potentiel électrique. Le vent souffle alors en puissantes rafales sur le plateau où nous sommes, et lentement, derrière les crêtes, la masse sombre animée de flashs frénétiques s’avance vers le corridor qui nous fait face. La foudre frappe, découpant les crêtes en ombres chinoises successives dans une lumière d’un bleu profond.
Cette première nuit électrique s’achève alors que l’orage s’éteint peu à peu. Tandis que le vent continue de souffler violemment autour de nous, nous consultons les modèles à l’abri de la voiture : les prévisions pour la suite sont des plus encourageantes, et demain nous ferons route vers l’est.
• 8 août | Jour 2
Au matin, nous redescendons la piste et quittons la terre battue et les lacets pour retrouver l’asphalte et les lignes droites qui filent vers le centre de l’Aragon. Le vent s’est dissipé dans la nuit, et la chaleur est de nouveau écrasante dès le milieu de matinée. Alors qu’à midi le thermomètre dépasse les 40°c, nous partons trouver refuge au bord d’une rivière que je connais bien, à l’abri des forêts qui couvrent le pied des sierras environnantes. Mais vers 15 h, le radar signale que la convection s’initie sur les reliefs, et nous reprenons la route pour aller surveiller ça depuis l’un de mes points de vue, plus au sud, qui s’annonce idéal pour la soirée.
Après un enchaînement d’épingles à cheveux, nous reprenons à nouveau une piste chaotique jusqu’à arriver à destination. Seule l’ombre des pins va nous aider à supporter cette chaleur jusqu’au soir… Mais à 16 h, déjà, de puissants congestus dominent les Pyrénées. À 18 h, au terme d’une nouvelle journée caniculaire, les bouillonements se font de plus en plus imposants, et les premiers cumulonimbus se mettent en place au nord.
C’est alors que je reçois un message de Maxime Villaeys, confrère passionné d’orages. Il se trouve qu’il est venu se positionner à une demi-heure de nous, et je l’invite donc à nous rejoindre sur ce point de vue, qui devrait être placé au mieux. Après quelques difficultés sur les pistes forestières peu engageantes, il nous rejoint alors qu’un panache de poussière annonce son arrivée au milieu des pins.
À 19 h, la convection devient explosive et les orages se multiplient autour de nous, massifs, coiffés de pileus et parfois couronnés de plusieurs enclumes superposées au gré des couches d’inversion traversées. Grâce au réservoir de potentiel disponible accumulé dans la journée, leur énergie ne cesse de croître. Le tonnerre résonne alors avec une fréquence de plus en plus soutenue.
Aux alentours de 20 h 30, les premiers impacts frappent les collines sous une cellule située plus à l’est. En quelques minutes, ils se succèdent déjà à une cadence impressionnante sous les ultimes lueurs du couchant.
Après ce foudroiement aussi soudain que soutenu, le crépuscule s’installe et d’autres rideaux de pluie se déploient le long de la ligne Pyrénéenne. La foudre tombe de nouveau, amorçant alors une frénésie croissante.
Enfin, ce que les modèles prévoyaient arrive bel et bien : une nouvelle cellule se forme plus au sud, proche de nous. La pluie a à peine le temps de toucher terre que la foudre frappe déjà. Les impacts se succèdent par grappes : triples, quadruples, quintuples… Certaines prises comptent jusqu’à huit impacts sur une pose de trente secondes !
La nuit s’installe, et la furie qui s’abat sur les contreforts aragonais se poursuit sans discontinuer, stupéfiante. Une hypnose électrique s’empare de nous. C’est un véritable essaim de foudre qui pilonne alors les cimes de la sierra sans jamais s’affaiblir.
C’est alors qu’un rapace nocturne surgit des falaises, allant jusqu’à me frôler de quelques mètres durant une poignée de secondes. Je me prend à fantasmer une image où la foudre découperait sa silhouette, mais l’oiseau s’éloigne dans la nuit et ne réapparaîtra plus. C’est du moins ce que je crois alors : ce n’est que plus tard, une fois rentré chez moi, que je découvrirais sur l’écran de mon ordinateur l’image tant espérée : le hibou – identifié comme un Grand Duc – est là, figé à jamais par la lueur furtive d’un coup de foudre ramifié, dans le coin inférieur gauche du cadre.
L’activité électrique a désormais atteint un palier paroxystique qui ne laisse aucun répit aux sommets aragonais. De multiples cellules sévissent d’ouest en est le long de la chaîne, et je décide de me concentrer sur celles d’entre-elles qui abordent les fortifications calcaires qui cernent le Cotiella. Plus d’une heure après avoir commencé, le déluge de foudre ne cesse de nous abasourdir.
L’obscurité s’est répandue sur les montagnes, continuellement interrompue par d’incessantes convulsions de lumière. À travers l’ombre surgit une vision de l’Hadéen, éon originel de la Terre primitive.
Après deux heures d’une hystérie électrique ininterrompue sous des cellules quasi stationnaires, les derniers impacts s’abattent peu avant 23 h.
Enfin, les derniers flashs se poursuivent plus à l’ouest, mais la foudre se raréfie jusqu’à disparaître.
De toutes les soirées orageuses que j’ai pu connaître depuis le milieu des années 2000, presque jamais je n’avais assisté à une telle cadence de foudroiement. En faisant défiler les images sur nos écrans, nous sommes stupéfaits de ce qui vient de se dérouler sous nos yeux. Les impacts se comptent par centaines, rarement les cimes auront été tant foudroyées que cette nuit-là.
Nous trouvons le sommeil, l’esprit encore submergé d’images orageuses qui marqueront notre mémoire.
• 9 août | Jour 3
Pour cette dernière soirée du road trip, les modèles anticipent une dégradation plus modérée sur les mêmes massifs que la veille. Nous retournons à la rivière pour attendre que les choses se mettent en place dans cette chaleur toujours omniprésente. En milieu d’après-midi, le petit torrent se trouble et son niveau monte en l’espace de quelques minutes : le signal que sur les hauteurs les premières averses sont déjà en train de tomber. Nous reprenons la route jusqu’à un point de vue proche. Les averses nous rejoignent, et un impact isolé entame la journée.
Nous regagnons notre promontoire de la veille. La fin de journée est à nouveau marquée par une convection puissante, mais celle-ci ne parvient pas à se maintenir assez durablement. D’éphémères mastodontes de vapeur se succèdent alors dans un ciel inondé de lumière, générant averses de grêle et grondements réguliers.
Comme la veille, à 20 h 30 la foudre frappe de nouveau. Mais cette fois elle restera plus timide, au sein de cellules n’ayant pas la vigueur de celles ayant sévit au même endroit 24 heures plus tôt.
Dans l’heure bleue, les impacts tombent tout de même durant plus d’une heure.
À 22 h, la cellule persiste malgré la fin de son cycle. Des lueurs roses et orangées contrastent avec le bleu profond qui enveloppe la montagne.
Le déclin de cet ultime orage achève une séquence de trois jours amorcée dans l’ouest de la chaîne pyrénéenne. Nous entamerons bientôt la route du retour, encore marqués par les visions de ces nuits successives, et retraverserons les Pyrénées avec le sentiment d’accomplissement propre à ces moments particuliers.
12 août
Après avoir retrouvé les collines commingeoises le 10 août, l’instabilité se poursuit dans la campagne occitane à peine deux jours plus tard. Me revoilà donc dans le centre du Gers, où de multiples structures se développent dés le milieu d’après-midi. La foudre et la grêle commencent à tomber, et en fin de journée les orages gagnent peu à peu en puissance.
Mais ce n’est qu’au coucher du soleil, quelque part dans le sud-ouest du département, que je parviens à capter quelques images intéressantes. Entre 20 h et 21 h, un large rideau de pluie s’avance lentement vers moi depuis l’ouest, peu à peu illuminé par les couleurs flamboyantes du soleil couchant.
Alors que le front de rafale m’atteint, l’activité décline et je décide de me replacer plus à l’est. Une nouvelle cellule naît alors des cendres de la précédente, et les éclairs recommencent à illuminer le crépuscule. L’orage gagne en puissance avant de dévier droit vers l’est, noyant la foudre dans un épais déluge de grêle dont seuls quelques impacts extranuageux parviennent à s’extirper. Doucement, la cellule s’éloigne vers la nuit.
14 août
Le surlendemain à domicile, une modeste surprise émerge au-delà des sommets ariégeois. Un minuscule orage monocellulaire inattendu, phénomène fréquent au cœur du mois d’août, s’illumine au crépuscule.
Nuit du 15 au 16 août
Cette séquence de multiples dégradations de différentes envergures doit s’achever par une nouvelle salve dans l’ouest du Gers. Comme la situation s’y prête, je retourne me poster au même endroit que dans la soirée du 12, où la foudre avait frappé dans une atmosphère d’or.
À l’heure bleue, après des débuts hésitants, un puissant système se met en place et la foudre frappe de nouveau la campagne.
Rapidement, les cellules fusionnent en une ligne qui me submerge, créant un violent front de rafale que je tente de devancer en filant vers le nord-est. À 22 h, je parviens à me positionner à l’écart des précipitations et admire son activité intranuageuse continue tandis qu’il s’éloigne.
Quelques petites routes et une piste particulièrement chaotique me conduisent plus à l’est, où je me place sur la trajectoire d’une nouvelle cellule isolée. Malheureusement, des nuages stratiformes s’accumulent autour d’elle, reflétant hasardeusement les flashs qu’elle émet. Vers une heure du matin, après quelques ajustements, je stationne sur le bord d’une route et son noyaux de pluie et de grêle me heurte de plein fouet. La foudre tombe aléatoirement sous un plafond très bas, à travers un ciel obstrué de stratus.
Tandis que les rafales s’intensifient, les impacts se rapprochent de plus en plus, erratiques. Soudain, l’un d’eux s’abat à quelques dizaines de mètres de la voiture : le fracas instantané me secoue brusquement, adrénaline salvatrice alors que le sommeil commençait à se faire sentir. Malheureusement, l’impact est tombé trop à gauche de mon cadre, et je n’obtiens qu’une image de « plein jour » constellée d’une multitudes de gouttes figées.
Vers 2 h 30, une ultime cellule se dirige un peu plus au nord. Je remonte vers sa trajectoire, et la laisse passer au-delà des collines.
Ainsi s’achève cette nuit venant compléter une saison déjà bien riche, et une période d’instabilité particulièrement active, car en huit jours, six furent orageux.
Récit : Traversée de Gavarnie par les crêtes et le pic du Marboré
Après m’être concentré l’essentiel de l’été sur les orages en altitude comme en plaine, je me rendais compte que j’en avais finalement négligé les ascensions « dénuées de foudre ». Alors, au milieu du mois d’août, je décidais de réaliser un projet mûrit de longue date : le tour du cirque de Gavarnie par les crêtes et le pic du Marboré via son arête nord. Une course de haute montagne répartie sur trois bivouacs, afin de pouvoir profiter pleinement des atmosphères lunaires qu’allait sans aucun doute nous offrir ce massif frontalier.
« Épilogue »
Nuit du 28 au 29 août
Après plusieurs mois intenses, la saison orageuse touche doucement à sa fin. D’ordinaire, elle peut s’étirer jusqu’aux derniers jours du mois de septembre, parfois même en haute altitude, bien que les chances de voir de la foudre frapper les cimes s’amenuisent à mesure qu’avance ce mois de transition vers l’automne.
Mais en cette fin août, le tonnerre ne s’est pas refait entendre depuis les lointains grondements qui parvenaient à notre bivouac le dernier soir de notre périple autour du Marboré. Il me faut alors attendre le 28 août, dans le nord-est de l’Espagne, pour espérer capter de nouvelles visions nocturnes.
Au terme d’une longue route, je rejoins un massif reculé des Pyrénées catalanes qui m’a déjà offert par le passé quelques dégradations mémorables. Mais ce soir là, l’instabilité tarde à éclore. La lumière se découpe à travers un ciel de plus en plus chargé, laissant planer dans l’atmosphère un voile d’incertitude jusqu’à la nuit tombée.
C’est finalement peu avant 22 h que se manifestent les premières cellules. Malheureusement, l’activité électrique restera essentiellement intranuageuse – stroboscopique, mais souvent voilée par une brume stratiforme tenace qui s’insinue le long des crêtes. Je me contente d’admirer le spectacle, laissant s’éloigner la pluie vers le nord-est, au-delà des villages de la vallée catalane.
Nuit du 6 au 7 septembre
Une semaine plus tard, c’est de nouveau vers la Catalogne que je décide de tenter ma chance. En début de soirée, les premiers grondements se font entendre et les averses de grêle se succèdent. Malgré un chaos nuageux particulièrement pictural, la foudre reste absente.
Quand vient la nuit, je tente ma chance plus au sud, mais dois me rendre à l’évidence quand à minuit passé nul éclair n’a encore interrompu l’obscurité. Seule la faune se manifeste sur les petites routes des forêts espagnoles : renards et cervidés par dizaines, au détour d’un virage ou au terme d’une longue ligne droite ; apparitions nocturnes et furtives se figeant parfois dans les phares de la voiture le temps d’une brève vision. Je décide de reprendre la direction du nord, poursuivant ma virée insomniaque vers les cols de la frontière noyés dans un brouillard glacial ; jusqu’à retrouver la campagne de la Haute-Garonne alors que la nuit touche à sa fin.
16 septembre | Une Fin Prématurée
Depuis que je l’ai découvert, le cirque de Gavarnie me fascine. J’ai entrepris d’en explorer tous les recoins depuis quelques années, tentant de capter l’essence même de son gigantisme, de retranscrire la verticalité immense qui constitue son royaume en apparence inaccessible. Mais par dessus tout, certains abris reculés – des grottes parmi les plus hautes d’Europe – m’attirent particulièrement. J’y fantasme certaines visions et compositions orageuses que j’ai bon espoir de réaliser un jour.
C’est précisément dans cette optique, un mois après le tour du cirque par les crêtes, que je comptais faire du repérage pour une traversée de son deuxième étage via un itinéraire insoupçonné, permettant de découvrir le cœur même de ce titan géologique. L’occasion se présenta au mois de septembre, à une période où les réminiscences des quelques névés qui occupent encore ses gradins ont atteint leur taille minimum.
Les températures nocturnes à cette saison étant particulièrement fraîches, nous emportons les duvets d’hiver ainsi que la tente – n’étant pas certains d’atteindre les fameuses grottes, d’autant que des averses sont modélisées en fin de journée. Parmi les rares informations que j’avais pu trouver sur cette traversée, un grimpeur évoquait l’option d’emporter des crampons pour passer plus sereinement certains secteurs très exposés, constitués d’une sorte de terre très dure couverte de gravillons. En outre, la présence de névés étant malgré tout envisageable, les crampons et piolets ne sont probablement pas un luxe. En ajoutant le reste du matériel de montagne et du matériel photo, le poids des sacs atteint pratiquement celui d’une ascension hivernale, soit près de 25 kg – une première erreur, comme nous l’apprendrons à nos dépens par la suite.
Nous partons donc aux alentours de midi, et rejoignons le refuge des Sarradets en un peu plus d’une heure et demi. De là, nous bifurquons directement vers le cœur du cirque, sous les barres rocheuses qui s’étendent à l’est en-dessous de la brèche de Roland. Une sente peu marquée nous éloigne rapidement du refuge, puis nous commençons à progresser de vires en vires, suivant les rares cairns disséminés ici et là.
Alors que nous enfilons nos casques en arrivant à mi-chemin de notre objectif, les cairns disparaissent et l’orientation se complexifie. Malgré tout, je parviens à repérer avec les jumelles un petit amas de cailloux perché sur une proéminence rocailleuse entre deux pierriers, et nous nous engageons sur la suite de l’itinéraire.
Alors que j’atteins le cairn, la vue sur la suite du trajet confirme ce que je commençais à penser : nous sommes trop chargés, nous reviendrons donc une autre fois, plus légers (voire avec de quoi nous assurer, bien qu’il s’avère que ce soit souvent compliqué en raison de l’état du calcaire). J’ai alors en tête de continuer quelques minutes pour repérer le reste de l’itinéraire aux jumelles pour la prochaine fois. À ce moment là, il n’y a pas de difficultés particulières, il faut simplement désescalader un court passage facile sur quelques mètres afin d’atteindre un pierrier.
Mais alors que je m’engage dans la désescalade, je constate que le terrain est plus croulant que je ne le pensais. Je teste donc une prise dans le rocher qui me semble solide, mais alors que je commence à descendre, celle-ci casse net. Je parviens à me rattraper presque aussitôt, mais chute d’un mètre et atterris sur mon pied droit, avec tout le poids de mon sac. La cheville craque malgré les chaussures d’alpinisme, m’arrachant un cri qui me fait comprendre que la suite va se compliquer. Par chance j’ai évité le pire, et je parviens à descendre jusqu’à une corniche où me poser. Après m’avoir rejoint, Guillaume part alors jusqu’à un névé situé en contrebas pour ramener un peu de neige dans un sac à mettre sur ma cheville ; tandis que je mange un morceau et m’habille plus chaudement. Nous réfléchissons à la suite : dans l’immédiat, je ne pense pas avoir de réelle fracture, mais au moins une belle entorse. Avec l’adrénaline et la neige, la douleur redevient supportable et semble se calmer. Nous n’avons pas beaucoup d’options : appeler le PGHM immédiatement, ou bivouaquer dans les environs et voir ce qu’il en sera au matin. Mais pour ça, il va falloir trouver un endroit vaguement plat et moins exposé aux chutes de pierres. Guillaume part repérer si un passage praticable peut nous ramener au sommet d’une barre rocheuse proche, mais cela s’avère nettement trop engagé dans mon état. L’option de l’hélitreuillage semble donc inévitable.
Quelques minutes auparavant, nous avions repéré deux alpinistes dans les vires de la suite du trajet, revenant dans notre direction. Ils passent alors à une trentaine de mètres en contrebas et commencent à nous faire signe pour savoir si tout va bien. Nous leur expliquons la situation, et l’un d’eux me demande d’essayer de marcher jusqu’à leur niveau pour évaluer mon état. Je me remet sur mes jambes et attrape mes bâtons. La douleur ressurgit instantanément, et je comprends alors que m’évacuer à pieds ne serait qu’une option d’ultime recours. J’ai toutes les peines du monde à parcourir les trente mètres de pierrier croulant pour les rejoindre, m’appuyant sur mes deux bâtons autant que possible pour tenter de soulager mon pied droit. Étant dans l’axe du village de Gavarnie, nous captons un timide réseau et nos camarades de fortune appellent le PGHM sans plus tarder alors que je termine de les rejoindre. L’un d’eux a en réalité une carrière de secourisme derrière lui, et nous ne pouvions pas mieux tomber. Ce dernier m’épaule jusqu’à un rocher où m’installer et d’où l’hélicoptère pourra me récupérer plus facilement, et nous débutons l’attente dans une bonne ambiance en discutant de nos ascensions respectives dans le massif. Il s’avère qu’ils étaient en train de terminer l’exacte boucle à laquelle je pensais pour une future traversée : la « version courte mais intense » du tour du cirque que j’envisageais, via les Rochers Blancs et l’échelle des Sarradets. Cette rencontre est avant tout une sacrée chance pour Guillaume, qui va pouvoir redescendre accompagné au col des Tentes en cette heure tardive, alors que la pluie guette.
Aux alentours de 18 h, un lointain bourdonnement se fait entendre et s’amplifie doucement au nord, alors que le ciel se charge. L’hélicoptère apparaît dans la vallée, dépose deux secouristes sur les pentes herbeuses des Sarradets afin de s’alléger, et remonte dans notre direction. Il nous repère rapidement et effectue plusieurs tours pour évaluer le terrain avant de venir se mettre en appui patin (vol stationnaire à flanc de montagne) pour y déposer les secouristes – le pilote faisant preuve d’une précision et d’une maîtrise sans faille. Après évaluation de la situation, je suis équipé pour l’hélitreuillage, et après quelques nouvelles manœuvres dans le cirque, l’appareil revient se positionner au-dessus de nous pour faire descendre le câble du treuil. Le crochet fixé à nos baudriers, nous sommes soulevés aussitôt. Le sol s’éloigne rapidement, puis défile jusqu’à ce que s’ouvrent sous nos pieds les profondeurs des parois immenses et verticales du cirque où se jette la Grande Cascade. Même sans être sujet au vertige, cette vision suspendue au bout d’un fil fait un petit quelque chose. L’instant est grandiose, mais je ne savoure ce moment que peu de temps car nous commençons à tournoyer, et les vrilles se font de plus en plus rapides à mesure que nous prenons de l’altitude. Les parois qui nous encerclent défilent de plus en plus vite, jusqu’à ne plus devenir qu’un filé grisâtre et circulaire. Au bout d’un long moment, le bruit des pâles se rapproche et les vrilles se calment : j’aperçois l’hélicoptère juste au-dessus de nous. Dés que l’on me donne le signal après m’avoir sécurisé, je me hisse au fond de l’habitacle, secouriste et mécanicien prennent leurs place et referment la porte, et nous filons vers Tarbes. Des sommets familiers défilent, puis la plaine : après une dizaine de minutes de vol, nous nous posons en ville. Après l’atterrissage, je remercie chaudement l’équipe et suis transféré à l’hôpital par ambulance. J’en sortirais de nombreuses heures et une radio plus tard avec une bonne entorse, m’estimant particulièrement chanceux dans ma mésaventure de ne m’en tirer qu’avec une cheville esquintée et une histoire à raconter. J’en profite évidemment pour remercier encore une fois Guillaume, nos amis montagnards Laurent et Aurélien, toute l’équipe du PGHM ainsi que le personnel hospitalier.
Le surlendemain, nous aurions dû redescendre jusqu’à un abri situé 1000 mètres plus bas pour tenter de photographier ce qui devait être l’ultime dégradation orageuse de la saison en haute altitude. À la place, je débutais une convalescence qui allait durer quelques mois. Pour enfoncer le clou, un second confinement allait bloquer la majeure partie de l’automne – ce qui me permit néanmoins de continuer ma rééducation plus longuement avant de repartir. Finalement, mon retour en montagne se fera au tout début du mois de janvier 2021, amorçant ainsi une reprise croissante des ascensions en parallèle de la préparation de la saison à venir.
Une fois encore, j’achève les derniers détails de ce récit – écrit entre l’automne et le printemps – alors qu’une nouvelle saison a déjà commencée dans la région. Plaines françaises, hautes altitudes pyrénéennes et déserts espagnols ont déjà été parcourus sous des cieux chaotiques en cette deuxième moitié du mois de juin, et j’espère que la suite de l’été se poursuivra sur cette lancée.
Un nouveau cycle commence.