Au début de l’automne 2021, un projet de voyage au Maroc était en préparation depuis déjà plusieurs mois. Les grandes lignes de l’itinéraire étaient tracées, le repérage était fait, et des contacts sur place étaient pris. Seulement, ce projet allait se heurter à la réalité géopolitique du moment : suite à la crise sanitaire et à un différent diplomatique avec l’Espagne, l’accès maritime depuis la péninsule ibérique allait finalement rester fermé encore de longs mois – pour ne finalement rouvrir qu’en mai 2022. En dernière minute, il nous fallait donc établir un plan B.
Par chance, un autre voyage était parallèlement en gestation pour l’hiver : le nord de l’Italie, et les Dolomites. Comme le Maroc, ce projet était pensé comme une combinaison entre un road trip photographique et le travail de mon ami Guillaume Dartigue-Peyrou pour une ONG, consistant à aller à la rencontre d’initiatives locales proposant des expériences de voyages durables et aux impacts positifs. Nous allions donc devoir nous rendre dans sept de ces lieux, l’occasion de faire de nombreuses rencontres. Le départ était alors repoussé d’une semaine, le temps de préparer ce nouvel itinéraire en tout points différent du premier : en lieu et place du désert et des sommets arides de l’Atlas marocain ; nous allions passer une vingtaine de jours dans les neiges de l’hiver naissant, au creux des Alpes et des Dolomites. Une vingtaine de jours durant laquelle les températures n’allaient presque jamais dépasser la barre des 0°c.
• Jour 1 | 17 novembre
Tôt dans la matinée, nous chargeons caisses, sacs et autres matériels dans la voiture récemment aménagée comme un petit van. Sous la plateforme en bois sur laquelle nous allons dormir, nous agençons l’équipement nécessaire à une autonomie de trois semaines de road trip et d’ascensions alpines hivernales avant de prendre la route vers l’est.
Après avoir traversé une partie de la France, nous atteignons les hauts plateaux de l’Ardèche alors que la nuit tombe. Un vent violent projette sur la région un épais brouillard givrant, malmenant les forêts de sapins dont nous émergeons aux dernières lueurs du crépuscule. Nous suivons une minuscule route sans issue et parvenons finalement à l’endroit que j’avais repéré pour passer la nuit. Si la température ne descend pour le moment qu’aux alentours de -5°c, les bourrasques et l’humidité mordante de la brume donnent un ressenti glacial, et nous ne nous attardons pas longtemps dehors. Le lendemain, de longues heures de route nous attendent à nouveau.
• Jour 2 | 18 novembre 2021
Au matin, le vent et les nuages balaient toujours les plateaux. Nous découvrons un paysage figé, alors que tout ce qui dépasse du sol est recouvert d’une carapace de givre. Lentement, les reliefs où nous nous trouvons finissent par affleurer sous le ciel bleu. Le soleil réapparaît alors dans un embrasement spectaculaire, traversant les nuages et les arbres gelés qui s’érigent autour de nous.
Après un rapide petit-déjeuner, nous reprenons la route et retrouvons le soleil. L’Ardèche cède bientôt la place à la Drôme, puis l’Isère, et les Hautes-Alpes. En montant vers le col du Lautaret, nous pénétrons à nouveau dans une mer de brume. En perçant sa surface, nous transitons doucement vers l’hiver à mesure que nous prenons de l’altitude en direction de l’Italie. Mais pour quelques temps encore, les couleurs d’un automne tenace s’accrochent obstinément aux flancs des vallées alpines.
Nous atteignons bientôt le col, face à la Meije. Vision évocatrice de souvenirs de juillet, quand nous faisions alors route dans l’autre sens au retour de Névache. Mais le paysage est bien différent cette fois-ci, et alors que nous poursuivons vers Briançon, d’immenses forêts de mélèzes dorés recouvrent les flancs de la vallée que nous descendons.
En cette fin novembre, les journées ne cessent de raccourcir : déjà, tandis que nous passons le col de Montgenèvre et la frontière italienne, le soleil bascule sous l’horizon. Devant rejoindre un premier hébergement dans la soirée, nous traversons sans nous attarder les Alpes enneigées dans une lumière rougeoyante.
Nous finissions par atteindre une vallée du Piémont au sud-ouest de Pignerol, alors qu’un brouillard opaque nous pousse à rouler au pas. Au terme de 7 h 30 de route, un chemin forestier nous mène finalement chez nos hôtes du soir, aux portes du parc naturel de Conca Cialancia.
• Jour 3 | 19 novembre
Quand le jour se lève, la lumière inonde l’endroit. Un peu plus bas, un manteau de brume recouvre toujours les vallées. Après une marche à travers les forêts, nous reprenons la route vers l’est pour ce qui sera notre plus longue traversée, non pas en heures ni en kilomètres, mais en ressenti : nous découvrons la plaine du Pô, et les paysages désolés qui s’étendent entre Turin et Milan. Sous un ciel gris estompant tout contraste, d’immenses monocultures boueuses constituent un horizon stérile et sans relief, d’où dépassent quelques usines fumantes et de rares villages sinistrés. Une odeur marécageuse et soufrée plane sur ce morne décor, mélange de pesticides, d’élevages intensifs et d’émanations chimiques recrachées par de hautes cheminées. La route, immuablement rectiligne, défile au ralenti. Alors que la journée s’achève déjà, nous nous retrouvons pris dans l’intense trafic du périphérique de Milan. Après nous en être extirpé, nous découvrons ce qui constitue la suite de la plaine : des zones urbaines et résidentielles qui s’enchevêtrent sans discontinuer. Enfin, nous parvenons à retrouver un peu de relief pour passer la nuit, à l’est du lac de Garde ; et sans transition les lignes droites et les agglomérations cèdent la place aux lacets et aux forêts préalpines.
Six heures de route auront été nécessaires pour venir à bout de cette région – peut-être une dizaine en ressenti. Mais en cette soirée fraîche, nous parvenons à trouver un endroit désert entre forêts et sommets, et nous installons pour manger sous la lumière de la pleine lune, alors que les hululements ont remplacé le bruit des villes.
• Jour 4 | 20 novembre
Après un petit déjeuner au soleil, nous retrouvons à nouveau le brouillard de la basse altitude. Ce dernier est particulièrement fréquent dans la plaine du Pô durant la saison hivernale, et sa persistance s’explique notamment par la topographie en bassin de cette vaste région, encerclée par les Alpes à l’ouest et au nord, et par l’Apennin Septentrional au sud. Se crée alors une cuvette où stagne l’air froid descendu des montagnes, maintenant au sol l’humidité du Pô et de ses affluents. Cette brume peut ainsi persister durant des jours, éclipsant le soleil du matin au soir.
Notre route nous conduit jusqu’aux environs de Bassano del Grappa, où nous devons visiter la Villa Albrizzi, ancien lieu de résidence d’un ordre catholique de moines arméniens. Après avoir été à l’abandon durant de longues années, elle connaît aujourd’hui une seconde vie sous l’impulsion d’un collectif local l’ayant transformée en résidence d’artistes, espace d’expositions et lieu d’accueil. Nous y passons la journée et la nuit, alors que l’opacité du brouillard ne cesse de s’amplifier.
• Jour 5 | 21 novembre
Après y avoir été fortement incité par nos hôtes, nous décidons de faire un crochet par le petit village d’Asolo, perché sur une colline voisine. Dans une boutique de prosecco, nous y faisons la connaissance d’une autre membre de l’association, qui nous raconte l’histoire des lieux. Décision est prise d’y repasser lorsque nous rentrerons des Dolomites, en espérant que le ciel laisse cette fois filtrer un peu de lumière.
Au terme de trois jours dans cette atmosphère noyée d’humidité, l’heure est venue de reprendre enfin un peu d’altitude, et de laisser derrière nous les aires urbaines pour retrouver de plus vastes espaces. Au nord, le massif du Monte Grappa nous sépare des montagnes où nous allons passer la semaine qui suit. C’est vers ce mont que nous mettons alors le cap.
Les lacets s’enchaînent et nous font rapidement prendre de la hauteur. Enfin, nous perçons l’océan de nuages et retrouvons le soleil.
Vers 15 h, nous atteignons un col dominant la région. Le changement de décor est radical, comme un souffle retrouvé. Le jour décline dans une lumière superbe, et les couleurs se succèdent du jaune vers le rouge avant que le bleu ne regagne le ciel.
Quand la nuit tombe, la mer de brume s’illumine de lueurs trahissant la présence des villes qui restaient insoupçonnables jusqu’alors. Pour le moment, la température reste clémente, mais elle ne tardera pas à chuter drastiquement.
• Jour 6 | 22 novembre
Six jours après le départ, le moment est enfin venu de mettre le cap sur les Dolomites. Ayant prévu un premier bivouac le jour suivant, nous nous réapprovisionnons dans la petite ville de Belluno avant de passer les frontières du massif. En milieu d’après-midi, les premières cimes enneigées émergent des nuages.
Mais lorsque nous arrivons à notre destination, la visibilité est tombée à quelques mètres. Nous grimpons jusqu’à un col routier cerné de hautes congères avant de redescendre un peu plus bas, dans les forêts de sapins, pour passer la nuit. Le ciel finit par s’ouvrir dans l’obscurité, laissant deviner de hautes silhouettes spectrales entre les cimes des arbres. Les sommets qui nous entourent, baignés dans la clarté lunaire, se dévoilent enfin.
• Jour 7 | 23 novembre
Le thermomètre oscille aux alentours de -8°c lorsque nous nous équipons. Un peu avant 9 h, nous chargeons les sacs et commençons l’ascension à travers les mélèzes. À mesure que nous nous élevons, des crêtes acérées apparaissent à l’est.
Nous nous arrêtons souvent pour observer cet horizon nouveau. Sur ce versant exposé au soleil, il nous faut attendre de passer la barre des 2000 mètres avant de trouver une véritable couche de neige. À la faveur d’une éclaircie dans les arbres, la silhouette des Cinque Torri se dévoile. En fin de matinée, alors que nous les traversons, nous retrouvons finalement de véritables conditions hivernales.
Nous traversons les tours par un court passage souterrain tapissé de glace, avant de déboucher en face nord des pics
Quelques minutes plus tard, nous atteignons le lieu du bivouac dans une épaisse couche de poudreuse, en prenant soin de contourner le secteur que nous voulons photographier pour n’y laisser aucune trace.
Une fois encore, le jour tombe vite : si nous sommes sur le même fuseau horaire que la France, les Dolomites se trouvent 1000 km plus à l’est, et le soleil s’y couche une heure plus tôt, vers 16 h 30. En basculant derrière les sommets de l’ouest, il cède sa place à des températures en chute libre dans l’ombre du soir.
Au nord, d’immenses parois verticales captent un ultime rayon doré.
Les dernières lueurs s’éteignent, et les premières étoiles apparaissent dans le ciel tandis qu’un crépuscule glacial tombe sur les monolithes enneigés.
Les modèles de prévision anticipent pour le lendemain matin des températures de -15°c sur le massif, mais le ressenti est déjà mordant. Entre chien et loup, une forte humidité imprègne les alentours, gelant la toile externe de la tente de quelques millimètres de givre avant même que nous n’allions nous y installer – ce type de gel étant généralement provoqué par la condensation de notre respiration. Ainsi s’ouvre la saison des longues nuits.
Nous rejoignons nos duvets et faisons fondre un peu de neige sur le réchaud. Une tournée de thé à la menthe plus tard, l’obscurité a recouvert les montagnes.
• Jour 8 | 24 novembre
Comme prévu, le thermomètre a largement chuté lorsque l’aurore illumine à nouveau les sommets qui nous entourent. À l’ombre du versant nord, des traces encore fraîches se sont imprimées dans les combes enneigées.
Malheureusement, le ciel reste vide, et l’appareil ne sortira que pour quelques images. Nous replions le bivouac tandis que le soleil émerge, et rejoignons le sentier de la veille en contournant cette fois les monolithes par l’ouest.
Quelques heures plus tard, nous refaisons le plein en eau et en vivres à Cortina d’Ampezzo, avant de décider de notre destination du soir. Nous passons finalement le crépuscule sur un col proche, attendant l’apparition de la voûte étoilée les pieds dans la neige. À 18 h seulement, le ciel nocturne se révèle.
Sans nous attarder, nous mettons le cap vers le nord-est pour gagner la région du Sud-Tyrol. Assez vite, nous croisons les premiers panneaux routiers affichés en allemand : cette province autonome a beau être italienne, une vaste majorité de sa population est en réalité germanophone de par son histoire. Il faut dire qu’alors que nous approchons de notre destination, la frontière autrichienne ne se trouve qu’à une poignée de kilomètres de là.
Nous bifurquons finalement dans une vallée reculée, et nous arrêtons pour la nuit en bordure de rivière. Au sol, une épaisse couche de glace vive annonce une nouvelle fois des températures négatives : le tableau de bord indique déjà -8°c.
En ce milieu de voyage, la fatigue commence à se faire ressentir, tant le froid constant est épuisant. Après un premier bivouac, nous dormons une fois encore dans la voiture, et nous partirons à l’aube pour une deuxième nuit sous la tente. Après ça, nous ne dormirons à nouveau au chaud que six jours plus tard. À cette période, neuf heures seulement séparent le lever du soleil de son coucher – et bien moins lorsque les sommets élèvent largement la ligne d’horizon. Autant dire qu’en milieu de journée, les moments de pause en pleine lumière sont fortement appréciés.
Comme chaque soir, je profite du calme nocturne avant de rejoindre le duvet. Reflétant la faible lueur lunaire, de hauts sommets enneigés apparaissent au-dessus de nous dans l’obscurité, fantomatiques, himalayens. Les montagnes, ici, ont des dimensions massives, souvent défendues par de hautes parois verticales. Sur leurs faces nord enneigées sont parfois suspendus glaciers et séracs, dont les craquements nous parviennent de temps à autres, lointains.
Un mois plus tôt, alors que j’entamais le travail de repérage de ce voyage italien, l’un de ces sommets avait fini par me sauter aux yeux, perdu au bout d’une longue vallée à l’écart des secteurs les plus connus des Dolomites. C’est à son pied que nous bivouaquerons dans 24 h, à la faveur de conditions climatiques qui devraient exacerber le potentiel de ce lieu particulier.
• Jour 9 | 25 novembre
7 h. Toutes les vitres ont gelé de l’intérieur. Nous nous extirpons de nos duvets et nous équipons donc pour une nouvelle ascension hivernale, avant d’entamer la remontée de cette fameuse vallée.
Quand nous atteignons finalement son extrémité, nous quittons l’ambiance alaskienne de la plaine encerclée de sapins pour gagner une gorge escarpée où serpente une sente parfois difficile à discerner sous la couche de neige et de glace qui la recouvre. Finalement, au terme d’une montée rendue épuisante par les importantes accumulations et l’absence de trace humaine, nous atteignons le cirque au bout duquel trône l’immense monolithe.
Malgré la fatigue, la découverte est stupéfiante : au bout d’un vaste amphithéâtre, le pic s’érige en une pyramide sauvage, acérée et presque parfaitement symétrique, cernée par de plus lointaines crêtes embrumées. À sa base, une cavité évoque un mystérieux portail vers les entrailles de la montagne.
Nous installons le bivouac sur un petit replat perché aux portes du cirque, au creux d’un bosquet de mélèzes, et prenons un peu de repos en faisant chauffer le thé. Plus tard, dans l’après-midi, j’entame l’habituel travail de repérage des différentes compositions. Tout doit être prêt pour l’instant T : une fois les points de vue identifiés, j’y tasse des petites plateformes et les relie jusqu’au camp par des sentiers tracés dans la neige. Dix centimètres de poudreuse étant attendus dans la nuit, je plante quelques brindilles pour identifier l’itinéraire, et termine finalement mes dernières photographies préparatoires. L’idée est de profiter d’une fenêtre furtive dans la nuit durant laquelle le plafond nuageux doit remonter en laissant potentiellement filtrer la lumière de la lune, moment anticipé par les modèles à partir d’une ou deux heures du matin, entre deux salves de neige.
La soirée passe, et les premiers flocons commencent à tomber. À minuit, mon premier réveil sonne : un coup d’œil dehors m’indique que la visibilité est encore nulle.
1 h, 2 h, 3 h… Les sonneries s’enchaînent, mais les cimes restent cachées dans un brouillard opaque. Mais quand l’alarme du téléphone se déclenche pour la cinquième fois, à 4 h du matin, le pic réapparaît sous la pleine lune, perçant un ciel encore vaporeux. Je m’équipe sans tarder, chausse les raquettes, et prends le chemin de mes trois points de vue.
Quand je sors du couvert des arbres et atteins les hauteurs du cirque, la scène m’immobilise comme un coup de poing. Une brume livide masque les crêtes plus lointaines, laissant trôner seul le monolithe noir, lévitant au-dessus du vallon. En atteignant le point de vue en contrebas décidé pour cette image, je me retrouve comme écrasé, la tête levée vers sa cime. La contre-plongée ne fait qu’accroître son apparence de déité primitive, lovecraftienne, semblant émerger de mythologies oubliées. À son pied, autour de moi, quelques dizaines d’arbres squelettiques paraissent s’assembler en une congrégation, les silhouettes courbées vers lui. Un silence sépulcral règne dans l’air immobile, renforcé par la neige et le brouillard. Longtemps, je reste là, le souffle coupé, les yeux irrésistiblement rivés sur le pic qui semble flotter dans les nuages ; pyramide d’obsidienne dans la blancheur lunaire.
• Jour 10 | 26 novembre
Moins de trois heures après avoir regagné la tente, je me relève pour l’aube. Le plafond nuageux est remonté, dévoilant à nouveau les sommets alentours. Si la scène est toujours grandiose, je ne retrouverais pas ce sentiment, quand seul apparaissait le pic dans la nuit. Je capture quelques images de l’instant tandis que les flocons recommencent à tomber.
Vers 9 h, le brouillard se densifie de nouveau, et nous entamons la redescente vers la vallée, à flanc de gorge. Bientôt, les avalanches refermeront le passage pour l’hiver.
En fin de matinée, nous retrouvons la voiture. En traversant le Sud-Tyrol, nous longeons une vallée touristique où des canons à neige disséminent sous la pluie de minces traînées blanchâtres sur des pentes de basse altitude. Le cynisme absurde d’une industrie ayant trouvé comme solution d’amplifier la cause de son problème.
L’idée est alors de rouler jusqu’à Bolzano, où nous espérons trouver une douche aussi méritée que nécessaire dans l’une des piscines publique. Celles-ci étant fermées, nous poursuivons notre route jusqu’à Trento, où la piscine municipale est heureusement encore ouverte. Pour quelques euros nous accédons aux douches, et profitons du parking pour remettre un peu d’ordre dans la “voiture-van”. Tant qu’à être ici, nous mettons le cap sur une microbrasserie locale pour passer la soirée au chaud et nous requinquer un peu. En fin de soirée, nous gagnons un col un peu plus à l’ouest pour passer la nuit, à 1600 mètres d’altitude.
• Jour 11 | 27 novembre
Quand le réveil sonne, l’absence de lumière dans l’habitacle m’interloque. Un coup d’œil autour de moi en révèle vite la raison : une dizaine de centimètres de neige recouvre la voiture. Quand j’ouvre la portière, un paysage d’un blanc immaculé se dévoile.
Après avoir passé une semaine en montagne, nous avons prévu d’explorer la vieille ville de Trento. En redescendant sous la limite pluie – neige, nous émergeons sous le brouillard. Face à nous, les forêts d’automne tentent de résister à l’hiver qui s’installe dans une atmosphère tourmentée.
De la fin de matinée au milieu d’après-midi, nous arpentons les ruelles du chef-lieu du Trentin-Haut-Adige. Architecture italienne, scènes de rue et formes graphiques viennent remplacer pour un temps les hautes cimes dans nos objectifs.
En fin d’après-midi, nous mettons le cap sur la petite ville de Tenna, sur les rives montagneuses du Lago di Caldonazzo, où les hôtes de notre tout premier hébergement nous ont vivement conseillé un minuscule restaurant tenu par une figure locale, un personnage ayant voyagé toute sa vie entre Afrique et Asie avant de finalement revenir s’installer dans les montagnes du Trentin.
Effectivement, la rencontre n’est pas décevante. Après un bon repas et de longs échanges autour de quelques verres, nous passons la nuit en bordure du village. Un déluge s’est mis à tomber dans la soirée, et ne cessera qu’en toute fin de nuit.
• Jour 12 | 28 novembre
Au petit matin, les premiers rayons du soleil scintillent à la surface du lac que nous surplombons. Notre boucle dans les Dolomites, amorcée le 21 novembre, touche bientôt à sa fin : le cap est mis à nouveau sur le massif du Monte Grappa.
Vers 11 h, au terme d’une série de lacets à travers le brouillard, la visibilité se dégage brusquement. Quelques instants plus tard, nous débouchons dans un décor hivernal immaculé : à cette altitude, les chutes de neige de la nuit ont transformé le paysage. Un matin blanc se lève sur les Préalpes italiennes, et les dernières couleurs de l’automne percent la mer de brumes.
Nous continuons notre ascension, hésitant à plusieurs reprises à mettre les chaînes. En prenant de l’altitude, la vue s’ouvre sur la mer de nuages qui couvre les basses vallées.
À mesure que nous approchons du sommet du Monte Grappa, le ciel se charge à nouveau.
Sur son versant sud, la montagne est finalement noyée dans la brume. Nous redescendons pour rejoindre Bassano Del Grappa, et y passons la journée avant de revenir sur les flancs du massif, à l’écart de l’aire urbaine où il n’est pas possible de passer la nuit.
• Jour 13 | 29 novembre
Quelques centimètres de neige sont à nouveau tombés quand nous nous réveillons. Face à nous, sous le ciel tourmenté du levé du jour, l’immensité du désert urbain s’étend jusqu’à l’horizon.
Comme prévu une semaine auparavant, nous retournons à Asolo pour y profiter de conditions plus lumineuses. Sous le soleil, la végétation du village vénetien contraste avec les sommets enneigés d’où nous revenons. En ce lundi matin, hors de la période touristique, nous sommes presque seuls à errer dans les rues.
Après une halte à Bassano del Grappa et Marostica, nous filons vers une ferme perdue dans les collines. Dans un petit chalet annexe, nous allons finalement retrouver un peu de confort, après huit nuits passées dans la voiture ou en bivouac par des températures systématiquement négatives. Si les duvets d’hiver nous ont permis de toujours dormir au chaud, les soirées et les réveils passés dehors par ce froid ont fini par nous éreinter.
• Jour 14 | 30 novembre
Après cette étape réparatrice, nous poursuivons vers l’ouest et traversons les montagnes du parc naturel de Lessinia, avant de rejoindre les hauts plateaux situés à la frontière de la Vénétie et du Trentin. La région, couverte de neige, évoque l’Aubrac ou le Cézallier. Nous partons chacun de notre côté pour photographier le soleil couchant. En suivant la trace d’un renard, je découvre une combe où trônent trois vieux hêtres dans la lueur crépusculaire.
Tandis que j’entame la marche du retour vers la voiture, l’heure bleue envahit les étendues enneigées. Ce soir marque le dernier jour de novembre, et cette nuit sera l’avant-dernière passée à l’extérieur. La prochaine sera celle de la traversée des Alpes et du retour en France.
• Jour 15 | 1er décembre
Quand j’émerge le premier de la voiture, une fine brume stagne au raz de la grande clairière près de laquelle nous nous sommes garés un peu plus bas, en lisière de forêt. Sous mes pieds, une croûte de glace mêlée à une fine couche de neige amortit mes pas, son désormais familier et quotidien. Dans la foulée, nous partons déjeuner dans une ferme proche, où Guillaume doit rencontrer la propriétaire. Quelques cafés plus tard, nous continuons notre traversée retour en prenant la direction du sud-ouest. Nous devons dormir dans la périphérie de Parme, que nous atteignons en fin de journée. Vers 19 h, nous décidons d’aller arpenter les rues de la ville pour la soirée.
Si le vieux centre est une fois encore bâti dans une architecture remarquable, il regorge également de recoins à l’écart des places touristiques, où des scènes nocturnes se dévoilent à chaque coin de rue.
Nous en profitons pour dénicher un bar local, où règne une certaine effervescence. Quelques pintes plus tard, nous trouvons dans un petit restaurant ce qui sera la meilleure pizza de ce voyage italien. La soirée s’achève ainsi, en contraste total avec les bivouacs sauvages que nous faisions quelques jours plus tôt.
• Jour 16 | 2 décembre
Dans la matinée, notre hôte nous propose de nous faire visiter une fabrique de parmesan locale, dont il connaît bien les exploitants. Dans un immense entrepôt surnommé “la banque”, quinze millions d’euros de meules s’empilent du sol au plafond.
Quelques heures et 250 km plus tard, nous nous rapprochons cette fois nettement du massif sud-alpin. Dans les collines du Barolo, haut-lieu du vin du Piémont, nous allons passer les deux prochaines nuits.
• Jour 17 | 3 décembre
Depuis le petit village de La Morra, les Alpes se dévoilent. Dans un peu plus de 24 heures, nous les traverserons à nouveau. Mais si, lors de notre passage deux semaines plus tôt, l’automne s’y attardait encore, ce second passage se fera dans des conditions infiniment plus hivernales…
• Jour 18 | 4 décembre
Dernier jour en Italie. Nous quittons notre hébergement et filons en direction de Torre Pellice, où nous devons rencontrer une dernière personne avant de passer la frontière. Finalement, sous le ciel embrasé du soleil couchant, nous reprenons la direction du col de Montgenèvre, que nous atteignons alors que la nuit est tombée.
Au terme de dix-huit jours de voyage, nous retrouvons alors la France dans une ambiance embrumée. À la frontière, la gendarmerie contrôle les véhicules et nous explique que les chutes de neige récentes ont partiellement recouvert la route qui rejoint Briançon. Nous fixons les chaînes et entamons la redescente du col. Un quart d’heure plus tard, la neige disparaît de l’asphalte et nous déséquipons la voiture. Nous apercevons bientôt Briançon sous son manteau blanc, et nous arrêtons dans le centre pour y faire quelques courses. Après avoir mangé un morceau, l’heure est venue de partir pour la traversée du col du Lautaret.
Quelques minutes à peine après avoir quitté la ville, de fortes chutes de neige annoncent la couleur. La route est vite recouverte d’une épaisseur croissante à mesure que nous prenons de l’altitude, et nous ne tardons pas à remettre les chaînes. Quelques kilomètres plus loin, des lueurs oranges clignotent dans la nuit : un camion et une voiture ont fait une sortie de route, et plusieurs véhicules sont arrêtés devant nous. Nous vérifions que tout va bien, et demandons ce qu’il en est de l’état du col. Celui-ci est ouvert, mais les chaînes sont indispensables, pneus neige ou non. Étant équipés des deux, nous dépassons la file de voitures s’apprêtant à rebrousser chemin, et poursuivons notre ascension.
Les conditions vont alors drastiquement se dégrader : en quittant le couvert des forêts, nous nous exposons à un vent violent projetant une houle de neige à travers la route. Des congères se forment sur les côtés, offrant un véritable réservoir de poudreuse à souffler au gré des rafales ; et à plusieurs reprises je ne peux me fier qu’aux piquets délimitant la voie pour me repérer. Soudain, une lumière éblouissante jaillit devant nous : un énorme chasse-neige équipés de phares surpuissants apparaît, traçant, imperturbable, comme un brise-glace dans la nuit. Je me gare sur le côte pour lui laisser de la place, et tente de capter la scène. Aussi vite qu’il est apparu, il disparaît dans un tourbillon de neige, et l’obscurité revient.
Malgré les déneigeuses, le bitume reste largement recouvert, et le blizzard continue de souffler. Nous poursuivons ainsi notre ascension dans ces conditions dantesques, lentement mais sûrement. La musique se mêle au son des bourrasques qui secouent la voiture, et au vrombissement régulier des chaînes dans la neige givrée. Vers 21 h 30, nous atteignons le Lautaret après n’avoir croisé que quelques rares véhicules. À un peu plus de 2000 mètres d’altitude, la tempête continue de sévir.
Alors que nous commençons à redescendre, il me semble soudain apercevoir des étoiles à travers la fenêtre plâtrée de glace. Si la Meije se dégageait dans la tempête, l’atmosphère pourrait être grandiose… Je me range sur le côté, et m’équipe pour aller affronter le blizzard. Les sommets ne sont que partiellement visibles, mais une grande trouée s’ouvre en direction du col que nous venons de franchir, laissant apparaître la voûte étoilée dans une ambiance sibérienne.
De l’autre côté, les contreforts de la Meije se dévoilent, battus par les vents. Alors qu’un camion approche, une lumière surréaliste vient trancher l’obscurité l’espace d’un instant. Je décide alors d’attendre que la chose se reproduise, et allume les phares de la voiture pour éclairer la route dans l’autre sens. Un quart d’heure plus tard, un second camion illumine le brouillard, et l’ambiance cinématographique que j’espérais prend vie pour quelques secondes.
Après avoir passé près d’une demi-heure dehors, je rejoins le refuge de l’habitacle. Le thermomètre affiche -7°c, et les chutes de neige reprennent de plus belle. Après avoir dégagé les vitres et le pare-brise du givre qui les a recouvert, nous attaquons la longue redescente en direction de Bourg d’Oisans. En approchant de La Grave, les tunnels se multiplient, nous forçant à démonter et remonter les chaînes une demi-douzaine de fois, ce que nous finissons par faire au rythme d’un stand de Formule 1 à force de répétitions.
Nous retrouvons bientôt les forêts, et l’épaisseur de la couche de neige sur la route diminue jusqu’à ne laisser que quelques plaques verglacées ici et là. Nous continuons sur les pneus neige, et peu avant minuit nous atteignons enfin la vallée de l’Oisans. La traversée du col nous aura pris plus de trois heures, en incluant les quelques arrêts photographiques. Plus du double du temps de trajet de l’aller.
• Jour 19 | 5 décembre
Nous quittons la vallée blanche de l’Oisans pour rejoindre Lyon. Deux heures plus tard, nous passons les dernières averses neigeuses peu avant de quitter l’Isère, et retrouvons des amis à Villeurbanne, où nous passerons la nuit avant d’entamer la longue route du retour, d’un bout à l’autre du pays.
• Jour 20 | 6 décembre
Dans la matinée, nous quittons le Rhône et démarrons un périple de 6 h 30 jusque dans la région toulousaine. Très vite, nous comprenons que nous n’en avons pas fini avec la neige, que nous retrouvons à partir de Saint-Étienne. La Loire et la Haute-Loire défilent, puis la Lozère. Comme souvent lors de ces traversées du sud du Massif Central, j’ai préféré opter pour un trajet à travers les hauts-plateaux, à l’écart des grands axes, plus direct mais surtout plus beau. Alors que nous arrivons en Margeride, nous remettons finalement les chaînes sur la route du lac de Charpal.
La route se dégage de nouveau lorsque nous perdons de l’altitude, mais le temps se dégrade tandis que nous remontons en direction de l’Aubrac, ou l’écir étale les congères à travers la voie.
Un peu plus tard, dans un rayon de soleil furtif, une silhouette attire notre attention : un renard.
Sans surprise, en approchant les 1340 mètres du col de l’Aubrac, l’asphalte s’efface encore. Autour de nous, un jour blanc offre des scènes minimalistes où s’entrecroisent les lignes noires tracées par l’Homme.
Le jour décline en même temps que l’altitude. Encore quelques heures, et nous retrouverons un ami au sud de Toulouse pour la dernière soirée de ce road trip, avant de retrouver les collines du Comminges, au pied des Pyrénées.
• Jour 21 | 7 décembre
Trois semaines après les avoir quittés, les sommets pyrénéens réapparaissent, grandioses sous leur manteau d’hiver, enveloppés d’une lumière dorée contrastant avec un ciel sombre. Enfin, je retrouve la contemplation de ces montagnes qui, un peu plus de 10 ans après avoir commencé à les parcourir, sont devenues le lieu que je peux appeler “chez moi”. Le pouvoir d’attraction qu’exercent ces cimes n’a cessé de grandir en moi au fil des saisons, jusqu’à ce qu’un réel et profond lien se crée. Des montagnes familières, mais qu’une vie ne suffirait pas à explorer dans leur ensemble : à jamais, elles resteront un territoire de découverte, sauvage, libre.
Cette dimension sauvage, je me rends un peu plus compte à chaque voyage dans les massifs alpins à quel point elle est précieuse, et doit être sauvegardée. Les Pyrénées ont, pour une vaste majorité de la chaîne, réussi à échapper à la frénésie de l’urbanisation et de l’aménagement touristique et industriel de la montagne qu’il a parfois été difficile d’éviter au cours de ce périple.
Mais malgré cet aspect, les massifs de l’est ont aussi beaucoup à offrir, et cette découverte des Dolomites ne restera pas sans suite. Si certains sommets y ont été photographié à outrance, il reste des lieux à fort potentiel encore protégés du tourisme de masse de par leur isolement ou leur difficulté d’accès. Ce premier contact l’aura confirmé, et aura fait naître l’envie d’un retour en une autre saison. Mais pour l’heure, depuis ma colline, c’est avant tout de la cheminée et de la vue de la fenêtre que je compte profiter quelques temps avant de reprendre les ascensions glacées et les bivouacs hivernaux.