S’il y a bien une partie du processus que j’apprécie dans les voyages photographiques, c’est la préparation. La phase de recherche de lieux propices, particulièrement : passer des heures à éplucher les cartes, lire d’anciens topos, explorer Google Earth, recouper récits, articles et images de chaque endroit intrigant… C’est une activité chronophage, mais qui permet l’essentiel : trouver des lieux au potentiel intéressants, adaptés aux émotions spécifiques que je veux faire ressentir dans chacune de mes séries.
La photographie de paysage dépend principalement du recoupement de deux facteurs initiaux : le lieu, et les conditions météorologiques qui sculptent la scène. L’atmosphère est – outre la façon dont la lumière et le temps sont captés – la conjonction éphémère d’un instant avec un endroit, et la retranscription des sentiments qui s’en dégagent. L’importance du repérage est donc aussi évidente que l’anticipation du contexte ; ainsi que le fait de passer un maximum de temps sur le terrain, voir d’y revenir pour multiplier ses chances de concrétiser “la” photographie, qu’elle soit prévisualisée ou spontanée.
Cette phase de préparation est non seulement cruciale pour les raisons sus citées, mais d’avantage encore à l’heure d’internet pour une toute autre cause. Certains lieux iconiques tels que The Old Man Of Storr, en Écosse ; Skógafoss, en Islande ; ou encore la face Est du Cervin, pour en citer quelques-uns ; comptent parmi les sujets les plus photographiés au monde, et ce souvent sous un seul et même angle. Pourtant, les lieux méconnus (voir inconnus) au potentiel iconique immense ne manquent pas. Seulement, il faut pour les trouver faire un effort de recherche, allant généralement de paire avec l’effort physique et / ou logistique nécessaire pour les atteindre – car c’est justement leur isolement, leur difficulté d’accès ou leur situation à l’écart de toute route (au sens large du terme) qui les aura préservés de la “célébrité”.
J’en suis venu à ne plus réaliser d’images lors de mes passages dans certains lieux “stars”, à quelques rares exceptions près – parce qu’il était alors possible de faire quelque chose qui n’avait peut-être pas déjà été fait, ou encore parce qu’à une époque je pensais naïvement “j’y suis, je vais faire ma photo“. Outre une recherche d’originalité, ce choix se justifie aussi par le fait que l’un des dénominateurs communs de presque toutes mes séries est la recherche d’une forme d’onirisme. Hors, comment se sentir transporté par une image d’un lieu connu, vu et revu, et ainsi démythifié ? Comment, en conservant une notion de repère géographique précis, peut-on instiller le surréalisme ?
C’est donc dans cet état d’esprit qu’en cet automne indien, après de longues recherches et repérages m’ayant permis de concevoir les grandes lignes d’un itinéraire original, je reprenais la route avec un ami pour le nord de l’Espagne.
Ce nouveau road trip allait durer une semaine, passant par les montagnes ; les vallées arides, cachées derrière les contreforts sud-pyrénéens ; et le désert des Bardenas, une nouvelle fois ; le tout ponctué de multiples étapes dans des villages fantômes que j’avais déniché en vue de la réalisation d’une nouvelle série. Les paysages seraient souvent atypiques : plaines aux allures mexicaines, ruines immaculées, églises englouties, lacs asséchés, déserts et montagnes aux couleurs d’automne… Pour couronner le tout, les conditions s’annonçaient parfaites, et effectivement nous n’allions pas être déçus.
• Jour 1 – 21 octobre 2017
Un mois jour pour jour après avoir atterrit en Écosse débute donc un nouveau voyage.
À vrai dire, j’ai une nette préférence pour ce type de départ : charger la voiture de tout le matériel nécessaire, claquer le coffre et prendre la route. “Prendre la Route“, cet aspect est plus net, esquivant les étapes intermédiaires et la logistique qui les accompagne… Partir de chez soi et rouler, rouler, rouler ; pour revenir “à la maison” après de longues péripéties dans une voiture couverte de poussière et de boue, les affaires éparpillées dans l’habitacle, le visage brunit par le soleil, des courbatures partout, les vêtements sales et quelques kilos en moins… Quand il ne s’agit pas, parfois, de revenir sans voiture du tout – ces réminiscences provenant en grande partie de mes précédents voyages nord-américains (récits à venir), quand la route pouvait mener d’un bout à l’autre du continent et qu’un van “jetable” revenait moins cher qu’une location – et apportait son lot de péripéties incontrôlables.
Après avoir acheté les provisions nécessaires, nous filons donc plein sud, vers les montagnes et la frontière. À midi, nous empruntons une route usée pour faire un crochet jusqu’à un col dominant la vallée, juste avant de quitter la France. Un ciel d’octobre couvre le nord de la chaîne.

Après un bref repas, nous redescendons vers la route principale, qui nous mène en moins de dix minutes de “l’autre côté”.
L’Espagne, déjà. Je connais bien cet itinéraire puisque je l’ai emprunté il y a à peine quelques semaines pour me rendre à Almerilla (récit à venir), où nous ferons étape demain. Encore une fois, nous dépassons Vielha avant d’emprunter les routes perdues traversant l’arrière-pays d’est en ouest. Les couleurs de saison sont pour la plupart déjà passées, fades ; ou à l’inverse encore trop vertes… Mais en débouchant dans un secteur rocailleux, nous découvrons un vallon où l’automne est à son apogée.
L’intensité paroxystique et la variété des couleurs attire l’œil vers ce corridor qu’emprunte notre route, entre les pics karstiques.


Nous poursuivons vers le défilé, jusqu’à une gorge étroite parsemée de nombreux tunnels ; et débouchons après quelques dizaines de minutes dans une vallée plus large, derrière les contreforts pyrénéens. Nous faisons alors halte au sommet d’un village perché d’où l’on surplombe les alentours.
La région, aride et déserte, évoque le Mexique du Far West, celui des films de Sergio Leone, où les habitants des villages de mineurs d’or regardent passer l’étranger à cheval dans un silence pesant, alors qu’un buisson roule à travers la rue principale sur un air d’harmonica…

La route se poursuit plein sud, traversant des reliefs avant de redescendre vers une autre vallée en longeant des oliveraies. Nous bifurquons de nouveau à l’ouest et reprenons une route plus large, droit vers notre étape du jour.
Nous quittons la route principale et traversons un village aux façades lézardées. Un chemin de terre nous en éloigne peu à peu, et les ruines haut-perchées de Castelserás approchent lentement. Nous passons quelques fermes où des chiens courent après les pneus, alors que les paysans, méfiants et impassibles, nous regardent passer sans un bruit. La piste devient vite impraticable, et nous sommes contraints de laisser la voiture à l’abri d’un bosquet. Sacs sur le dos, nous partons bivouaquer au village fantôme.
Le soleil commence à décliner au dessus des vallées à l’ouest.

En une quinzaine de minutes de marche, chargés comme des mules, nous atteignons le bas du village, autour duquel la piste s’enroule pour y monter progressivement. Les bords du chemin sont parsemés de grenadiers, d’amandiers et d’agaves, dont les étranges inflorescences s’élèvent à trois mètres comme des totems.
Après encore une dizaine de minutes, nous débouchons à l’entrée des ruines, au coucher du soleil. Un replat surplombant la vallée permet d’installer le bivouac, et je pars alors explorer l’endroit.
Les scènes surréalistes qui me sont chères ne manquent pas. Des façades seules se dressent au milieu d’une végétation de friche, des pans de murs à demis écroulés défient la gravité, un grand balcon contemple la plaine ; alors qu’une lueur colorée teint l’atmosphère et se reflète sur le calcaire. Et bien sûr, l’église trône encore au centre du village.





La nuit tombe sur les ruines désolées de Castelserás. Des aboiements distants se répandent de villages en villages, pueblos dont les lueurs scintillent comme tant d’îlots perdus dans un océan d’obscurité.
Nous dominons la plaine, haut perchés sur notre colline abrupte. C’est cet isolement qui a eu raison du hameau, dans les années 1960. Peu à peu celui-ci s’est vidé, après 900 ans d’existence, exode démographique inéluctable face à l’arrivée imminente du vingt-et-unième siècle. Il gît désormais livré aux éléments, dans un silence sépulcral, s’écroulant pierre après pierre ; et sera un jour englouti par la végétation dans l’indifférence la plus totale.
Mais ce soir-là, une certaine forme de poésie mélancolique en émane…
• Jour 2 – 22 octobre 2017
La première partie de la nuit fut paradoxalement mouvementée. Peu avant minuit, une harde de sangliers décida de venir renifler la tente, humant sans l’ombre d’un doute les restes de repas que nous avions bêtement laissé dans l’abside, pour les redescendre au retour. Mais après les avoir fait fuir, il me suffit de placer les restes hors d’atteinte et à l’écart pour retrouver un calme relatif.
À l’aube, nous émergeons de la tente pour contempler la lumière naissante.


Le but du jeu est alors de trouver l’entrée de l’église. Nous tournons autour, cheminant entre les murs et à travers les hautes herbes, avant de déboucher de l’autre côté du village, face à l’est et aux derniers instants précédant l’apparition du soleil…


Nous continuons à errer sans succès avant de faire marche arrière et de finalement repérer l’ouverture espérée sur l’un des flancs, cachée par les ronces.
Rentrer dans l’un de ces édifices silencieux procure toujours un sentiment particulier. Une pellicule de poussière absorbe les sons comme de la neige, et un écho diffus résonne sous la voûte… La scène est un parfait Clair Obscur, la lumière filtrant seulement par les quelques ouvertures disséminées à l’est de la Nef. Les noms de villageois ayant probablement voulu laisser une trace sont gravés dans les pierres des murs, semblables à des hiéroglyphes ; s’ajoutant à l’atmosphère étrange qui règne ici.

Je grimpe jusqu’à l’étage pour attendre les premiers rayons. C’est aussi la raison pour laquelle je voulais être là si tôt. Une lumière dorée tombe peu à peu sur l’Autel et le pan écaillé qui le domine, s’étalant du sol à la voûte.

Je quitte ce temple pour revenir vers le bivouac en traversant ce qui semble être l’une des anciennes rues principales, où des arches menacent de s’écrouler.




La lumière se fait déjà dure, et la température grimpe doucement. Il est temps de replier la tente et charger les affaires pour rejoindre la voiture. Nous longeons de nouveau les agaves qui bordent le sentier au pied du village, traversons les oliveraies et regagnons finalement nos sièges pour entamer la suite de la route.
Il nous faut de nouveau parcourir le chemin chaotique menant au bourg habité bordant la route principale. La piste étant couverte de galets de silex et de poussière d’argile, la traversée se fait au pas, entre les oliviers. Une forte odeur de romarin et de thym sauvage entre par les fenêtres ouvertes, il fait doux, jamais on ne croirait être un 22 octobre.
Nous atteignons finalement la route revêtue et filons de nouveau vers l’ouest, en direction d’un autre village fantôme. Les fines courbes d’asphalte s’étirent sous nos roues vers les collines, jusqu’à n’être pas beaucoup plus larges que la voiture elle même. Moins de 45 minutes après avoir regagné la route, nous faisons face aux vestiges d’Almerilla.
Ayant déjà fait le “portrait” de l’église au toit éventré et de ses pièces adjacentes (série à venir), je me concentre cette fois sur des détails et lumières furtives.


Face à nous, de l’autre côté d’un vallon de maquis, un autre pueblo en ruines se niche sur une colline. Quelques dizaines de kilomètres plus loin en arrière plan, le Monte Perdido, 3355 m, trône en seigneur de la région.

Et justement, juste après midi, nous voulons tenter de rallier ce village. Malheureusement, le chemin se change rapidement en une piste impraticable. Nous envisageons alors de marcher, mais des bruits provenant de la forêt nous en dissuadent : des coups de feu et autres sifflets résonnent dans la vallée, une gigantesque battue est organisée précisément le long de la piste ; et connaissant l’habilité relative des chasseurs passé midi, il est plus sage de renoncer…
De nouveau, nous traçons vers l’ouest. Rouler, tourner, s’arrêter, repartir ; alternances analogues aux lignes discontinues qui défilent sur l’asphalte, imprimant à la route son rythme imperturbable. Celui du rock psychédélique résonne, annonçant la couleur de la prochaine étape prévue – encore un cran au dessus en matière de surréalisme.
Des dizaines de virages plus tard, après avoir passé collines, villages perdus et larges rivières, nous débouchons face à l’embalse (lac réservoir d’origine artificielle) recouvrant les prochaines ruines. Encore quelques kilomètres, et nous nous garons en marge du lac à demi asséché avant de marcher vers celle qui nous a mené ici.
Là, émergeant du lac comme d’un tableau de Dalí, une église noyée trône seule au centre de l’étrange vallée stérile.

Nous passons la journée dans les environs, et je parcours les différentes rives en quête de l’angle et de la composition idéale pour le soir, en fonction de l’axe du soleil couchant. Nous dormirons en lisière des bois, à la frontière de la plaine bordant le réservoir ; ainsi je pourrais multiplier mes chances et composer de différents angles selon le moment.
L’après-midi passe sous le soleil, et son déclin s’amorce peu à peu.

Rapidement, les couleurs naissent au dessus des montagnes. J’installe l’appareil à l’envers sous le trépied pour être au raz de l’eau, manœuvrant laborieusement dans la boue pour obtenir mon image ; mais ça en vaut la peine. Ces visions improbables m’évoquent Chirico, et c’est précisément ce que je souhaitais.

Les nuances dorées s’embrasent, basculant peu à peu du rose vers l’orange puis le rouge, fluctuant par phases successives.

Au sud, la Lune s’élève. Peu à peu, le crépuscule vermillon se dilue dans la nuit.


La noirceur nocturne s’installe, et nous faisons de même. Le bivouac planté, l’heure vient de manger, lire, et dormir en attendant la suite.
• Jour 3 – 23 octobre 2017
Pas de hardes de sangliers cette nuit, seulement les cris de rapaces nocturnes et ceux, plus insolites, d’un renard solitaire. Nous émergeons peu avant l’aurore, et je file rapidement me positionner au sud-ouest du lac pour découvrir un spectacle bien différent de la veille : une fine couche de brume stagne quelques centimètres au dessus de l’eau.

Ce que je cherchais par dessus tout, c’est l’un de ces arbres immergés que j’avais aperçu la veille, mais qui, malheureusement, n’étaient alors pas assez bien placés. En longeant la rive sur ces étranges badlands éphémères formés par la fluctuation du niveau du réservoir, je découvre la configuration tant espérée : deux silhouettes de jeunes arbres affleurent dans la brume, il ne me reste alors qu’à agencer mon cadre pour y intégrer l’étrange clocher englouti.
À mesure que le jour se lève, la brume se densifie et circule à la surface en volutes chaotiques vers le centre du lac. La scène se change peu à peu, mystérieuse.

Le spectacle continue ainsi jusqu’à l’apparition des premiers rayons, et avec un même cadrage c’est une atmosphère très différente qui prend place autour de moi.



Je quitte mes collines d’alluvions pour rejoindre Florian. La fraîcheur se dissipe sous le soleil, et nous grimpons dans la voiture pour entamer une traversée jusqu’au désert des Bardenas. Il nous faut traverser une grande cuvette aride, en passant par Huesca. Là aussi, des ruines se juchent au dessus de la plaine.

La région, désertique, évoque décidément l’Arizona. Alors que nous approchons de Huesca jaillit de nulle part un nouveau mirage américain. Un minuscule quartier résidentiel de maisons “clonées”, alignées autour d’une allée bien propre.

À midi, nous dévions vers les Mallos de Riglos, imposante formation géologique perdue au début des contreforts pyrénéens.

De nouveau, nous empruntons le réseau secondaire sillonnant l’arrière-pays. Les notes de blues s’entrelacent sans discontinuer, comme les virages des routes qui défilent inlassablement.

L’après midi passe. Nous nous arrêtons au sommet d’une côte, avant de replonger dans une autre vallée… Au loin se dessinent peu à peu les contours du désert.
Une heure plus tard, nous empruntons la piste cahoteuse menant à son cœur et faisons le tour de la base militaire avant de retourner nous garer face aux plus hauts badlands, célèbre zone habituellement interdite. Mais à cette période de l’année, il est possible d’y entrer. Plusieurs années auparavant, je projetais d’y bivouaquer, et c’est ce que nous ferons ce soir.
Après une quinzaine de minutes de marche à travers la prairie, nous arrivons à l’heure dorée aux portes de la Pisquerra. Nous pénétrons le dédale d’argile, cernés par les silhouettes érodées des badlands.


Encore un quart d’heure d’ascension, et nous arrivons sur un plateau dominant la région avec une perspective surréaliste. Rapidement, le disque solaire s’évanouit sous l’horizon… Les nuances dorées virent au rouge sang avant que l’embrasement irréel ne se dissolve peu à peu dans un crépuscule naissant ; s’accordant avec cet improbable décor pour nous offrir une vision parfaitement martienne.


Le cycle – rituel désormais quotidien – s’achève avec l’ascension impassible du croissant lunaire. Au dessus du plateau, perchée sur un sommet dominant la plaine, une ancienne tour de guet trône sur le désert.

L’obscurité s’installe tandis que nous plantons le bivouac, à l’abri d’une petite cuvette, en marge d’un plateau plus vaste. Le sifflement du vent est particulièrement étrange dans ces hauteurs du désert, alors que la Lune se couche déjà.
Nous dormons peu, préférant profiter du spectacle nocturne…


• Jour 4 – 24 octobre 2017
7 h 30, la nuit s’achève. La forteresse d’argile de la Piskerra réfléchit les premières couleurs du levant.

À la limite du désert, les premiers rayons atteignent la plaine et les villages distants, alors que s’éteignent les lueurs de la base militaire.

L’argile des badlands absorbe peu à peu les teintes de l’aube… Les minutes passent, et les premières touches de soleil apparaissent autour de nous.


Nous replions le bivouac, chargeons les sacs, et entamons la descente et un discret retour, longeant une ancienne piste à travers les champs desséchés nous séparant de la voiture.

Nous quittons les Bardenas aux alentours de 9 h 30 en suivant la route de terre, cette fois vers le nord… Cap sur l’un des tous premiers villages fantômes que j’avais découvert et où, en 2014 (récit à venir), avait débuté la série Vestiges (en cours).
Aux alentours de midi, nous longeons la rive nord de l’embalse de Yesa, et faisons un premier crochet vers de nouvelles ruines repérées pour ce voyage. Torrecilla, un autre village évacué et abandonné en vue de l’inondation de la vallée de Yesa (destinée notamment à irriguer la région des Bardenas via un réseau de canaux) est perché haut sur une colline près des rives du lac artificiel – asséché à cette époque. En une dizaine de minutes de marche le long de l’ancienne route, nous atteignons les maisons éventrées qui se perdent peu à peu sous une végétation dense. Mais ce qui m’intéresse le plus, encore une fois, est l’église.
À l’instar de celle où nous nous trouvions au matin de l’avant-veille, son toit est effondré – cette fois totalement. Toute la Nef est envahie par une forêt d’arbustes. Chose surprenante, une poutre de soutènement a été apposée contre le mur sud… Après une progression compliquée sur une épaisse couche de tuiles brisées à travers les friches, je parviens finalement au Chœur.


Malgré un mois d’octobre bien avancé, la barre des 20°c est facilement franchie. Sous un soleil implacable, les cicatrices des façades ruinées apparaissent à nu.

Nous quittons Torrecilla pour nous diriger vers Montecilló, quelques kilomètres plus loin. En presque quatre ans, les vestiges du pueblo n’ont que très peu changé. Alors que gravissons la petite colline à travers les ruelles sinueuses, un bruit diffus se fait entendre… Une radio. Nous avançons jusqu’au rez-de-chaussée d’une ancienne maison, près de l’église : la radio émet d’ici, et de gros bidons d’eau sont stockés sur le perron. Les rares témoignages récents que j’avais lu avant de partir disaient vrai : quelqu’un vit de nouveau ici, au milieu des décombres, résistant aux expropriations amorcées à la fin des années 1950.
Nous rejoignons le petit parvis dominant la plaine. Après un bref repas, j’entre pour constater l’évolution du délabrement de l’église… Une partie de la doublure inférieure du toit s’est effondrée, à l’entrée, et laisse un trou béant donnant vers le plancher vermoulu d’une petite pièce située au sommet du clocher, accessible par un minuscule colimaçon.
La première image de la série “Vestiges” ayant été faite ici, je ne prends un nouveau “portrait” que pour le témoignage, et préfère m’attarder une fois encore sur les détails disséminés sous la voûte.

Depuis cette terrasse juché au sommet du village, nous dominons l’embalse de Yesa, vidée de son eau. Un étrange décor s’étend face à nous.

Nous redescendons doucement vers la route. Une douce lumière d’automne enveloppe la région aride, alors que les couleurs d’octobre s’installent lentement.

Le périple se poursuit, retournant peu à peu vers les montagnes. Nous laissons derrière nous les plaines aux allures américaines pour traverser les étroits corridors qui strient la Sierra de Guara, piémont aragonais. Quelques anciens hameaux y sont aussi disséminés, désertés spontanément au fil de l’exode rurale.
Les formations géologiques que l’on rencontre au creux des gorges karstiques sont, là encore, particulièrement impressionnantes.

En fin d’après-midi, nous finissons par grimper vers le tunnel de Bielsa, et quittons l’Espagne. Quelques minutes plus tard, nous voici en vallée d’Aure… Nous avons décidé de monter jusqu’à la réserve du Néouvielle pour y passer la dernière nuit de ce court – mais intense – road trip.
Ainsi, le 24 octobre, quatre mois jour pour jour après un séjour en autonomie “photographiquement” très fructueux dans cette même réserve (récit à venir), je parviens au niveau des lacs d’Aumar et Aubert. La scène est radicalement différente de ce que l’on a connu les jours précédents : l’automne touche ici à sa fin, les premières neiges blanchissent les faces nord des sommets, et un froid mordant s’installe peu à peu.
Je m’installe non loin du lac d’Aumar pour contempler le dernier crépuscule de ce voyage.
Une dernière fois, la Lune s’élève ; une dernière fois, les cirrus passent de l’orange au vermillon ; et une dernière fois, l’obscurité vient mettre un point final à cet ultime rituel.

• Jour 5 – 25 octobre 2017
Alors que s’achève cette ultime et glaciale nuit, nous replions la toile partiellement givrée de la tente, plions nos duvets et rangeons nos sacs dans le coffre. Du même point de vue que la veille, à l’extrémité sud du lac d’Aumar, nous observons les premiers rayons réchauffer l’atmosphère. Pas d’images, ce matin, car le cycle est rompu avec un premier ciel bleu et vide.
Les lacets défilent, l’altitude décroît, et nous revoilà dans la plaine française en direction de la Haute-Garonne, où l’été indien s’achèvera bientôt.
Pour la première fois depuis le début de mes récits photographiques, et après avoir constaté récemment les dégradations inévitables causées par leur divulgation, les noms des différents villages abandonnés ont été changés (les supprimer nuisant à la narration) dans une optique de préservation de ces lieux particulièrement fragiles. Je ne répondrai donc désormais plus à ces requêtes précises.