Septembre, déjà. L’été a filé, comme à son habitude, sans me laisser le temps de m’en apercevoir. Après l’ébullition des milliers de kilomètres parcourus depuis mai, l’imminence de l’automne s’impose comme une douche froide : le temps est compté. Chaque jour qui passe voit s’étioler mes chances d’observer de nouveaux orages ; et bien que l’automne soit ma saison de prédilection, ma fascination pour la foudre est obsédante. Il me faut donc saisir ce qui sera peut-être l’une de mes dernières opportunités, et partir pour un nouveau road trip orageux à travers le nord de l’Espagne.
• Jour 1 | 3 septembre 2018
Alors, l’après midi du 3 septembre, j’entasse affaires et matériel dans la voiture et mets le cap au sud, direction les sierras du nord de la Catalogne.
Quelques heures plus tard, je parviens au cœur des montagnes sur une route sinueuse et déserte. À mesure que je gagne en altitude, un épais brouillard se dissipe, et lui succèdent rapidement vent, pluie et grêle. Doucement les orages pré-frontaux s’éloignent dans un roulement continu de tonnerre, et un ciel déchiqueté s’ouvre sur les forêts d’altitude qui me font face.
Je reprends de la hauteur et m’arrête à un point de vue surplombant. La lumière s’amenuise mais la convection, elle, reprend peu à peu au sud-ouest. Une ambiance tourmentée, à la fois post et pré-orageuse, évolue face à moi.
La lumière réapparaît sur la route détrempée, révélant au loin les sommets embrumés.
Une trêve éphémère reprend, dans un calme parfait…
La nuit tombe. 21 h 45 : les premiers flashs font irruption à l’ouest, de l’autre côté de la crête. Je file vers une piste forestière située sur l’autre versant, et trouve une éclaircie dans la forêt de sapins… L’horizon s’illumine.
Rapidement, un système multicellulaire émerge autour de moi en s’approchant peu à peu. Je retourne au premier mirador, après avoir laborieusement effectué un demi-tour assez peu rassurant sur l’étroite piste en terre longeant un précipice. Quelques minutes plus tard, au sud-ouest, le ciel nocturne se dévoile…
À l’horizon s’élèvent du fond des vallées des bancs de brumes livides.
Parallèlement, le plafond nuageux s’abaisse jusqu’à m’engloutir. Je redescends de nouveau rapidement vers le tout premier point de vue de la route, quelques minutes en contrebas.
Jusqu’ici l’orage ne déploie qu’un festival d’intranuageux, n’émergeant que rarement hors de la pluie. Mais alors que je me gare et installe mon trépied en hâte, voilà que la foudre tombe, enfin.
Durant près d’une heure, une hystérie électrique saccadée se déchaîne sur le massif.
1 h 30, déjà. Les derniers flashs éclairent l’horizon, et l’obscurité revient.
• Jour 2 | 4 septembre 2018
À l’aube, en vue des orages à venir, j’entame une traversée d’un peu plus de trois heures en direction d’un village perché, plus à l’ouest. Les montagnes, forêts puis les plaines arides défilent, avant que je ne revire au nord-ouest en direction de la vallée cachée où est juché le petit village au sommet d’une colline. Je retrouve enfin ces paysages familiers aux allures nord-américaines. Après une sieste bienvenue au bord d’un ruisseau, les premiers congestus bourgeonnent et je pars explorer les alentours.
J’avais auparavant noté la présence d’un sommet isolé, au nord, et commence donc par ça. C’est là, sur une route secondaire longeant le mont par le sud via un vallon perdu, que j’ai la surprise de découvrir de hauts badlands gris. Leur silhouette érodée se détache nettement du décor de piémont espagnol, et le contraste créé est des plus intéressants. Je décide donc d’y passer une partie de l’après-midi, à l’affut des lumières sous un ciel de plus en plus tourmenté.
Les choses s’amorcent : premiers coups de tonnerre, première averse, et quelques timides internuageux. Je poursuis mon exploration, et retourne au village dans la soirée. Il est alors 19 h 30, et je dois prendre une décision : le dernier run (mise à jour) des modèles de prévision voit le potentiel orageux plus au sud que prévu. La question est de faire confiance à ce changement de dernière minute, ou au contraire de suivre mon intuition selon les observations du terrain…
Finalement je mets le cap au sud vers de hautes collines situées à mi-chemin entre les deux options, afin de pouvoir aviser en ayant un visuel dégagé de chaque côté. De ce col se trouve une piste censée mener au sommet de grandes falaises. Je m’y engage, et rallie tant bien que mal le lieu visé sur un chemin à la limite de l’impraticable. Je continue alors à pied en suivant un petit sentier traçant tout droit à travers les pins, et parviens au sommet en quelques minutes.
Le soleil s’est couché, des bancs de congestus et d’altocumulus gonflent dans presque toutes les directions. Je m’approche du bord des falaises… Elles tombent droit dans la forêt, une centaine de mètres plus bas. L’ambiance crépusculaire est impressionnante, ici : la vue est parfaitement dégagée sur 180° au nord, dominant toute la région depuis cette barre de falaises séparant les contreforts pyrénéens d’une région moins vallonnée au sud. Le problème – outre une exposition risquée – c’est que l’horizon sud est bouché par une partie de la forêt ; de plus, je ne pourrais pas être très réactif en cas de salve rapide me forçant à me replacer. Enfin, si les orages se développent – comme je le crois – au nord, je me prive alors de la proximité des monts calcaires bordant les Pyrénées, et n’aurais qu’une étendue plate pour tout premier plan. Voyant que peu de choses se passent au sud, je décide alors de retourner d’où je viens.
Alors que je traverse de nouveau la forêt pour regagner ma voiture, un air lourd chargé d’une forte odeur de romarin sauvage émane du sol, et des insectes se heurtent par dizaines contre mes chevilles. L’atmosphère est définitivement orageuse.
Dès que j’ai rejoins l’asphalte, j’enchaîne sans traîner les lacets de la petite route déserte, jusqu’à apercevoir soudain les premiers flashs : lointains, au nord-ouest, nés quelque part autour du grand lac de Mediano.
Mon intuition était bonne. Cette cellule est lointaine, mais d’autres devraient normalement se former plus près d’ici peu…
Et ça ne manque pas ! Quelques minutes à peine après ma courte pause, alors que je rejoins la route principale, un orage monocellulaire éclot au sud-est du village où je me trouvais un peu plus tôt. Il ne reste qu’à appuyer sur l’accélérateur, se concentrer sur la route, et grappiller la moindre seconde disponible… Les flashs se succèdent à un rythme toujours plus soutenu, mais je sais qu’aucun point de vue entre moi et le pueblo ne sera exploitable, je ne peux donc que foncer en fermant symboliquement les yeux sur ce qui se passe sur la droite de mon champs de vision.
Heureusement, je me gare 15 minutes plus tard sur le petit parking où je me trouvais en fin d’après-midi, et déplie le trépied sans perdre un instant. Soulagement : la cellule est toujours active et plutôt statique, et une seconde semble même émerger de l’obscurité, à sa gauche. La nuit étant totalement noire, je débute alors une série de « portraits » étoilés.
L’activité intranuageuse commence peu à peu à affleurer, dévoilant de véritables sacs de nœuds électriques.
Après plusieurs pics d’activité, les deux cellules déclinent et finissent par s’éteindre. Mais depuis le début, dans mon dos, de puissants flashs illuminent le ciel nocturne. Je contourne le village par une petite sente donnant sur le flanc ouest, et un système hyperactif apparaît, lointain…
Je le supposais trop distant pour m’y intéresser, mais il y a peut-être quelque chose à tenter… Quitte à être là, autant jouer le tout pour le tout. Je retourne donc à la voiture et décide de foncer plein ouest, et d’aviser sur la route.
Je file rapidement vers l’orage et, voyant sa position, poursuis sans perdre un instant en direction de hautes collines que j’avais découvertes à l’automne précédent en explorant la région – je savais, à l’époque, que ces points de vue me seraient utiles un jour.
Peu après minuit, moins de 45 minutes après avoir repris la route, je parviens à un col dégagé. L’activité est furieuse, et l’orage déjà plus proche que je ne le pensais, avançant droit sur moi. Le temps de sortir le matériel, un impact frappe au loin dans la vallée ! Enfin, de la foudre. L’atmosphère est puissante, sans un bruit, seul le grondement étouffé et intimidant du tonnerre se diffuse dans la nuit. Je m’installe en vitesse, déclenche, et attends… Cette tension avant la rupture s’inscrit dans une véritable cénesthésie de l’orage, affut d’un esprit livré à un cortège de stimuli frénétiques.
Ce sont ces éléments qui m’animent. Atmosphères de nuits noires, tranchées de lueurs erratiques ; apparitions imprévisibles marquées de persistances rétiniennes ; ombres mouvantes, masses vivantes de vapeur ; grondements et fracas en échos étirés, houle sonore oscillante et interminable. Les orages nocturnes sont pour moi une expérience irrationnelle et unique, une immersion qui se doit d’être vécue en solitaire, si l’ont veut réellement pouvoir s’en imprégner.
Et soudain, la rupture se produit.
Les flashs intranuageux ont beau être ininterrompus, cette continuité semble pourtant se briser quand jaillissent dans le noir les ramifications d’un impact soudain. Et s’ils sont rares, chacune de leurs apparitions n’en est que plus fulgurante.
À mesure que l’on avance dans la nuit, le vent se renforce et les éclairs s’approchent. Vers 2 h du matin, je suis contraint de trouver refuge dans la voiture, alors que les rafales et la pluie se mêlent violemment.
Une demi-heure plus tard, alors que la cellule s’éloigne doucement, le ciel est traversé de longues décharges internuageuses.
Finalement la pluie cesse, le vent tombe, et le calme revient. Il est temps de profiter d’une courte nuit de repos.
• Jour 3 | 5 septembre 2018
Après ce qui m’a semblé être quelques secondes, j’émerge alors que le soleil inonde déjà l’habitacle… Il est en réalité 9 h, et il est temps pour moi de choisir une nouvelle « cible » pour ce soir.
Les modèles anticipent un potentiel intéressant dans le secteur, mais en plein après-midi, ce qui ne m’arrange pas. En revanche, un fort risque nocturne s’annonce bien plus au sud. Après quelques hésitations, je décide de partir en direction du delta de l’Èbre, sur la côte méditerranéenne, et d’aviser encore une fois au fil du développement de la situation.
En fin de matinée, je traverse de hautes gorges karstiques avant de déboucher dans une plaine plus aride, puis de longer les hautes falaises d’argile de Cinca, traversant des villages fraîchement désertés par les cigognes qui les peuplent habituellement. Plus tard dans l’après-midi, je parviens dans la région de Mequinenza, ou l’embalse (lac réservoir) du même nom rejoint l’Èbre, deuxième plus grand fleuve d’Espagne.
Les paysages évoquent désormais le Mexique : le fleuve a sculpté de profonds canyons à travers les collines arides où poussent des milliers d’amandiers, unique végétation en dehors du maquis rasant qui recouvre les plateaux. Le soleil cède peu à peu sa place aux cumulus, congestus, puis cumulonimbus. Alors que je fais halte sur un point de vue dégagé, des grondements diffus émanent de l’horizon sud.
Une heure plus tard, traversant un village, un panneau attire mon attention : « Mirador« , un point de vue possible sur l’Èbre… Habituellement, les panoramas signalés par des panneaux de ce type là sont assez décevant, tentant de retenir les rares touristes de passage avec le moindre ersatz de vue dégagée ; mais je décide tout de même d’aller y jeter un œil par curiosité. Quelques minutes plus tard, après une série de lacets, je parviens au bord d’une falaise élevée. La vue est saisissante, dominant le fleuve qui arrive du nord par un grand canyon et poursuit lentement sa route vers le delta encore distant de 70 km. L’horizon est à peu près dégagé dans toutes les directions, ce qui en fait un point de vue particulièrement intéressant. Je choisis donc d’y passer le reste de l’après-midi, en attendant de voir ce que donnent les différentes lignes de convection qui m’entourent.
Une centaine de mètres de dénivelé plus bas, noyée par le fleuve, une église perce la surface de l’eau. Ce type de vision surréaliste n’est pas si rare dans le nord du pays, la faute aux nombreuses retenues d’eau ayant vu le jour depuis les années 1970.
Peu avant 18 h, un modeste arcus s’avance de l’ouest, n’apportant que peu de foudre et de la pluie. Mais une heure plus tard, alors qu’une nouvelle averse défile dans son sillage, l’horizon ouest se dégage et laisse de nouveau filtrer le soleil…
À la faveur de cette ouverture, un grand arc-en-ciel se déploie au dessus de l’Èbre .
Malheureusement, la convection ne semble pas prendre comme prévu. D’ailleurs, la salve qui devait avoir lieu en plein après-midi là où je me trouvais ce matin n’a également pas réussi à prendre. Néanmoins, dans cette direction, un meilleur potentiel semble faire s’élever des tours de vapeur, alors qu’au sud-est meurent les restes d’un système peu actif…
Et voilà un premier flash au nord, alors que le crépuscule s’avance. Un coup d’œil aux radars me confirme que rien ne semble vouloir se passer où je me trouve, et je me résous alors à revenir sur mes pas et tenter d’aller intercepter les cellules naissantes. Nouvelle course contre-la-montre : cap vers le nord. Un petit amas cellulaire très actif semble « fusionner » en un unique système. J’ai beau filer, m’en approcher, il progresse très vite vers l’est… Vers 22 h 30 je fais une première halte en bordure d’un champ de tournesols, afin d’avoir une meilleure idée de ce à quoi il ressemble.
Je suis encore trop loin, sa trajectoire est nette : je dois m’orienter au nord-est aussi vite que possible. Je suis donc la même route qu’une dizaine d’heures plus tôt, tant et si bien que je commence à me rendre compte que ma meilleure option – compte tenu des routes disponibles – est probablement de retourner au village où je me trouvais la veille. Face à moi, l’orage poursuit son chemin à travers la nuit noire dans des convulsions de lueurs hystériques.
À 23 h, j’ai presque rattrapé l’orage, mais ne parviens pas à le dépasser. Malheureusement, je ne pourrais pas poursuivre davantage, sous peine de me retrouver dans les forêts plus au nord, sans visibilité. La foudre tombe sous un plafond chaotique… Je ne peux qu’observer, et avancer. À 23 h 20, j’emprunte une nouvelle fois la petite route grimpant vers le pueblo perché, et déplie aussitôt mon trépied. Mais pour capturer la furie observée en chemin, il est trop tard. Déjà, les étoiles réapparaissent. La frustration est d’autant plus grande que je me trouvais précisément ici, 24 heures plus tôt.
Mais je profite tout de même du spectacle, loin d’être fini, et entame de nouveaux « portraits » en clair-obscur de ce qui m’évoque alors une créature vivante, mouvante, animée de respirations imprévisibles et dont les battements de cœur confus illuminent la campagne endormie.
• Jour 4 | 6 septembre 2018
L’aurore est paisible, après cette ultime nuit agitée. J’émerge doucement, et m’éloigne un peu plus au nord pour retrouver un ruisseau dont la couleur terreuse rappelle l’agitation nocturne qui s’est répétée ces derniers jours. Mais cette agitation prend fin, et ma dernière tentative devrait avoir lieu en fin d’après-midi, sur le versant français des montagnes.
Ainsi, je décide de rallier un petit col méconnu, juste après la frontière, et y parviens peu après midi, par un semblant de route particulièrement chaotique.
Ayant très peu mangé depuis mon départ, je profite du calme plat pour me préparer un repas chaud. Maintenant l’idée est de patienter toute la journée depuis mon promontoire… Mais cette fois-ci, j’ai peu d’espoir pour la suite. Le ciel est gris, la température est bien descendue, et les différents facteurs d’instabilité ont été épuisés par ces multiples salves orageuses.
Et la la suite me donne raison : rien n’émerge de la soupe grisâtre qui enveloppe les montagnes et pèse sur les vallées. Pas un coup de tonnerre. Enfin, une fin crachin finit par achever mon optimisme. Inutile de s’acharner, d’autant que je ne suis maintenant plus très loin de chez moi, épuisé mais avec des cartes mémoires bien remplies.
Alors que la saison touche à sa fin, je quitte donc les cimes encombrées pour rejoindre une plaine moins sombre, laissant la pluie post-orageuse me rappeler les visions nocturnes qui se sont enchaînées depuis mon départ, quelques jours plus tôt.